» En jetant les yeux sur la mer, je ne vis que de l’eau et le ciel ; mais ayant aperçu du côté de la mer quelque chose de blanc, je descendis de l’arbre avec ce qui me restait de vivres ; je marchai vers cette blancheur, si éloignée que je ne pouvais pas bien distinguer ce que c’était.
Lorsque j’en fus à une distance raisonnable, je remarquai que c’était une boule blanche d’une hauteur et d’une grosseur prodigieuses. Dès que j’en fus près, je la touchai et la trouvai fort douce. Je tournai à l’entour pour voir s’il n’y avait pas d’ouverture : je n’en pus découvrir aucune et il me parut qu’il était impossible de monter dessus, tant elle était unie. Elle pouvait avoir cinquante pas de circonférence. Le soleil était alors prêt de se coucher ; l’air s’obscurcit tout à coup, comme s’il eut été couvert d’un nuage épais. Mais si je fus étonné de cette obscurité, je le fus bien davantage quand je vis que ce qui la causait était un oiseau d’une grandeur et d’une grosseur extraordinaires, qui s’avançait de mon côté en volant. Je me souvins d’avoir entendu parler aux matelots d’un oiseau appelé rokh et je supposai que la grosse boule devait être un oeuf de cet oiseau. En effet il s’abattit et se posa dessus comme pour le couver. En le voyant venir, je m’étais serré fort près de l’oeuf, de sorte que j’eus devant moi un des pieds de l’oiseau et ce pied était aussi gros qu’un tronc d’arbre. »(2)
Le passage ci-dessus est extrait des « Sept voyages de Sindbad le marin », qui constituent la 133ème nuit des « Contes des mille et une nuits », fable légendaire d’origine arabe contée nuit après nuit par la belle Shéhérazade pour échapper à la mort. Sindbad était un marin de la ville de Bassora en Iraq, dont les aventures fantastiques se sont déroulées principalement dans l’Océan Indien. Selon les spécialistes, l’oiseau rokh de Sindbad proviendrait de récits de marins ayant sillonné l’Océan Indien jusqu’aux confins de la Grande Ile, et feraient ainsi référence à l’Aepyornis maximus, l’oiseau-éléphant de Madagascar, aujourd’hui disparu.
À une époque plus moderne l’oiseau-éléphant n’a pas manqué d’inspirer un romancier tel que H. G. Wells, l’auteur de « La guerre des mondes », « L’homme invisible », « La machine à explorer le temps » et « L’île du Docteur Moreau ». H. G. Wells publia, dans l’édition de Noël 1894 du Pall Mall Budget, une nouvelle intitulée « l’Ile de l’Aepyornis » : un chasseur d’oeufs fossiles d’Aepyornis se retrouve perdu comme Robinson Crusoë avec son butin sur un îlot au large de Madagascar. Il assiste alors ébahi à l’éclosion d’un des oeufs. L’animal, baptisé Vendredi, grandit, mais au bout de deux ans, il est devenu tellement puissant, et vorace, qu’il finit par s’en prendre directement au chasseur lui-même. Celui-ci devra malheureusement tuer l’oiseau-éléphant, devenu son ennemi. Fin tragique d’un animal extraordinaire, symbolique de l’extinction de l’espèce.
Que reste-t-il de l’Aepyornis ?
Les Aepyornis étaient des oiseaux gigantesques, endémiques de Madagascar, de l’espèce des ratites ou « oiseaux coureurs ». Pesant jusqu’à 500 kilos et mesurant plus de 3 mètres de haut. Ils étaient incapables de voler. Ce qu’il nous en reste ? Des œufs…Dans les années soixante trônait dans une vitrine du Muséum d’Histoire Naturelle du Jardin de l’Etat à Saint-Denis – il y serait encore ( ?) – un oeuf énorme que dans notre naîveté d’enfants nous prenions pour un oeuf de dodo. Il n’en était rien : c’était un oeuf d’Aepyornis, l’oiseau-éléphant.
On peut encore en trouver des spécimens à Madagascar, certains mesurant jusqu’à 1 mètre de circonférence pour une capacité de 9 litres. On peut en voir au Musée d’Orléans, au Muséum de La Rochelle, au Musée de Toulouse ou à celui d’Angers ainsi qu’au Muséum National d’Histoire Naturelle du Jardin des Plantes à Paris. Le Muséum de Paris expose également un squelette d’Aepyornis, de même que le Musée du Parc de Tsimbazaza à Antananarivo.
Il est encore possible de nos jours de se procurer un oeuf d’Aepyornis, bien que Madagascar en ait interdit l’exportation. Le chroniqueur belge Pierre Maury fait ainsi état d’une transaction réalisée en 2009 à la Foire des Antiquaires de Chelsea, en Angleterre, où l’oeuf d’Aepyornis s’est vendu 5 000 livres, soit environ 6 000 euros, ou encore 1 400 000 ariary, soit 7 millions d’anciens francs malgaches (3). En 2011 un oeuf d’Aepyornis a été mis en vente dans la salle du Crédit Municipal de Toulouse au prix de 25 000 euros (4). Et le 15 janvier dernier, un oeuf d’Aepyornis a été mis aux enchères à la Salle des Ventes Leclere, à Marseille, au prix de 30 000 euros (5).
Témoignages ou légendes ?
Le site internet « Aux sources d’Abracadagascar » reprend les principaux témoignages connus relatifs à l’oiseau-éléphant :
En 1658 relation d’Étienne de Flacourt, Gouverneur de Madagascar,
– » Oyseaux qui hantent les bois : Vouroupatra, c’est un grand oiseau qui hante les Ampatres (sud de Madagascar) et fait des oeufs comme l’autruche.
– témoignage ou plutôt légende rapportée par M. de Chazotte, colon français de la région de Tuléar, recueillie en 1924 par M. Humbert, botaniste à la Faculté des Sciences d’Alger : » Une femme indigène, nommée Zavast, prétendait que vers 1890 un oiseau géant aurait été tué par les gens de Tompomana, roi des Masikoros, près de Manombo (au nord de Tuléar) dans un marais de l’intérieur, à la suite d’un cyclone terrible. Il aurait fallu vingt-quatre hommes pour le porter « .
– Récit du révérend père Angelvin, dans la région de Tuléar (1931) :
» Trois frères habitaient une case dans la forêt. Deux sortent. Un reste pour garder la case. Il entend un grand bruit de branches cassées et des cris d’oiseaux. Il regarde par une fente de la case et voit un énorme oiseau, qui n’est ni un oiseau qui vole, ni un oiseau qui grimpe. Il est si lourd que, quand il se couche sur le sol, celui-ci résonne. L’homme étant sorti de la case reçoit un coup de pied dans le ventre et l’oiseau essaie de lui saisir la tête avec son bec « .
Causes de la disparition de l’oiseau-éléphant :
Comme le dodo à Maurice, le solitaire à Rodrigues ou l’ibis à la Réunion, l’oiseau-éléphant de Madagascar a disparu de la surface de la Grande Ile. Trois principales hypothèses ont été avancées : 1) les oeufs d’Aepyornis constituaient une nourriture providentielle pour les populations de l’époque, ainsi d’ailleurs que pour les rats et les chiens. 2) les zoonoses (peste, rage, tuberculose, …) transmises par les volailles ont eu raison de lui. 3) il n’aura pas survécu à une période de sécheresse intense, au début de l’holocène (6). L’Aepyornis s’est probablement éteint au XVII ème ou au XVIII ème siècle.
Jean-Claude Legros
Une première version de ce texte a été publiée sur le site de 7lameslamer.
Notes
(1) Contes des mille et une nuits, p116 ( Gallica, BNF.)
(2) « Les mille et une nuits », adaptation d’André Talmont, 1891 (Source : Gallica, BNF).
(3) « Actualité culturelle malgache », 26 mars 2009.
(4) « La dépêche », 20 mai 2011.
(5) Source : « invaluable.com ».
(6) Source : Wikipedia.
Absolument impressionnant. Des pattes puissantes. Un oeuf gigantesque. De quoi alimenter les appétits et enflammer l’imagination!