L’histoire se passe en 1862 : deux jeunes Allemands, le premier d’origine noble et aisée ne vit que pour l’exploration. Il a nom Carl Claus von der Decken et l’autre, Otto Kersten, plus jeune de quelques années, a fait un doctorat en Sciences Naturelles qui lui rendra bien des services dans sa découverte de notre île. Ils se retrouvent d’abord à Zanzibar et tentent l’ascension du Kilimandjaro. Ils ne parviendront pas tout à fait au sommet mais auront des preuves de la présence de neige en Afrique orientale (1). Ce qui vaudra à Decken la médaille d’or de la Royal Geographical Society de Londres. De plus, dorénavant, deux glaciers du Kilimandjaro porteront les noms de Decken et de Kersten.
Le 11 avril 1863 Decken et Kersten partent pour Madagascar en passant par les Seychelles, Maurice et La Réunion mais seront obligés de renoncer à leur voyage vers la Grande île, étant donné les troubles qui s’y sont produits et qui ont coûté la vie au roi Radama II. Le séjour des deux explorateurs à La Réunion sera donc plus long que prévu et durera environ 2 mois et demi, du 28 mai au 7 août 1863.
Plus tard sera publié un ouvrage en 6 volumes. Les deux premiers volumes intitulés « Les voyages du Baron Carl Claus von der Decken en Afrique orientale dans les années 1859-1861/ et 1862-1865» concernent essentiellement les voyages proprement dits, les quatre volumes suivants traitent plus particulièrement des aspects scientifiques. C’est dans le second volume du récit que se trouvent les 6 chapitres concernant La Réunion. Ces chapitres ont été traduits en français (2). Nous vous les présentons ci-dessous :
Dans les chapitres consacrés à La Réunion il est difficile de savoir ce que l’on doit au Baron von der Decken ou à Otto Kersten, mais l’on sent souvent la marque de ce dernier (3).
Titulaire d’un doctorat de sciences naturelles, Kersten s’intéresse particulièrement à la formation du relief de La Réunion, à son volcan, émet des hypothèses quant à la formation des efflorescences de glace, visite les différentes sources thermales dont il donne la composition chimique et les propriétés. Il note minutieusement les différents types de végétation. Et garde précieusement par devers lui les spécimens les plus intéressants dans une boîte de fer-blanc. Il est bon, à propos de végétation, de relire le passage où il traite de la lutte permanente du volcan qui brûle des pans entiers de forêt et la manière dont la végétation reprend peu à peu ses droits : l’on voit d’abord une sorte de duvet qui recouvre les laves avant de laisser la place aux fougères et aux lichens et que s’installent ensuite « des buissons aux feuilles rondes et de sveltes filaos ».
La lecture de certains passages révèle aussi un homme doué de qualités littéraires. Qu’il décrive l’apparition d’un arc-en-ciel, des chutes d’eau dans le cirque de Salazie ou encore la beauté du panorama vu du sommet du Piton des Neiges…Il est vrai que Marlene Tolède et son équipe ont mis un soin tout particulier à la traduction en français de ce récit.
Ce qui frappe également dans les pages consacrées à La Réunion ce sont les qualités humaines de Kersten, son attitude compréhensive à l’égard des Créoles d’origine modeste : il s’émerveille de leur ingéniosité, de leur art de tresser une sangle à partir de fibres de raphia, de leur habileté à fabriquer un briquet à amadou et de leur talent pour se sortir d’affaire malgré un équipement restreint : la scène du repas du soir préparé dans une caverne lors d’une excursion vaut le détour : les porteurs créoles qui l’accompagnent ne disposent pour préparer le repas que d’une grande marmite dans laquelle ils font cuire du maïs, du lard et des oignons. Tout sera bientôt cuit et chaud bouillant. Comment vont-ils s’en sortir pour servir ce repas et le manger ? Ils ne possèdent, en effet, ni assiettes, ni fourchettes, ni cuillers…
Il les voit alors avec étonnement sortir de leurs sacs de grandes feuilles de végétaux (songes ou bananiers ?) (4) et verser sur ces feuilles un peu de la bouillie fumante qui refroidit assez rapidement. Tous se mettent alors à manger « avec les doigts, à la manière des Nègres ». Il ne faut pas, à mon avis, voir dans ce mot une trace quelconque de racisme ou de sentiment de supériorité : ce mot « Nègre » était autrefois communément employé avant de devenir péjoratif et d’être remplacé par les mots « Noir » ou « homme de couleur ». Mais laissons la parole à Kersten lui-même : « Par leur simplicité et leur adresse, les petits Créoles pauvres avaient entièrement gagné ma sympathie et mon respect ». Il parle également de la langue créole « langue douce, enjôleuse et bon enfant » et lance ailleurs dans le livre une pique à l’intention des « Français qui ne sont pas suffisamment polis pour apprendre la langue de leurs domestiques ».
Bref Kersten est sous le charme de notre île et je ne peux résister au plaisir de lui laisser la parole quand il parle de Bourbon – notre modestie dût-elle en souffrir – : « l’île Bourbon, soulevée des profondeurs insondables de l’océan par la puissance du feu, est entourée par les flots courroucés d’une mer en furie, qui menace d’engloutir à nouveau celle qui a « émergé de l’écume » ; elle sera peut-être un jour anéantie par les mêmes forces que celles qui ont présidé à sa naissance. Pourtant ce morceau de terre menacé de tous côtés par les forces de la nature les plus terribles, avec un bref passé et peut-être un avenir tout aussi limité devant lui, fleurit telle un paradis et est bien la plus belle des îles – voilà, du moins ce qu’en pensent tous ceux qui l’ont visitée et arpentée en tous sens. » Fermez le ban !
Voici, pour ceux qui connaissent déjà l’étrange beauté de l’écriture gothique et pour les autres qui auront ainsi l’occasion de la découvrir, le texte de Kersten en allemand :
Parfois l’on peut se demander si la jeunesse de Kersten ne lui joue pas quelque tour et si l’accueil chaleureux des prêtres (5), en tête desquels le Vicaire général Fava qui remplace l’évêque en son absence, ne lui ôte pas tout esprit critique. Certes le clergé a un rôle important dans la vie de la colonie, dans l’éducation, dans les soins aux lépreux, dans la formation des jeunes Malgaches à La Ressource et des apprentis de La Providence…Mais dire par exemple que le rôle du clergé a été essentiel lors de l’abolition de l’esclavage et que les nouveaux « citoyens », comme se nommaient eux-mêmes les affranchis de 1848, sont restés fidèles à leurs anciens maîtres et ont continué à travailler pour eux, semble, pour le moins, un peu rapide. Sinon comment expliquer l’importation massive d’engagés, indiens en particulier (6), après l’abolition de l’esclavage sinon par la nécessité d’avoir une abondante main-d’œuvre pour remplacer les anciens esclaves affranchis qui ont pris la clé des champs ou plutôt la direction des faubourgs des villes ? En fait nos explorateurs et en particulier Kersten, se sont laissé influencer par le milieu qu’ils ont fréquenté à La Réunion « Ils semblent », disent fort justement les éditrices, « avoir côtoyé essentiellement la haute société… et avoir ainsi connu la Colonie du point de vue de la classe dominante. »
Conclusion provisoire : Ce qui reste pour moi une énigme…
Nous avons vu plus haut que Kersten éprouve de la sympathie pour les « Créoles » pauvres, pour leur ingéniosité, pour leur langue… Plus loin dans le chapitre intitulé « L’adieu aux Mascareignes » nous apprenons comment il réagit devant le mauvais comportement des Blancs « cultivés » à l’égard des Africains qui ont participé à la recherche des sources du Nil : à leur descente à Port-Victoria, aux Seychelles, les Africains doivent passer entre deux rangées de voyageurs blancs qui les dévisagent, sourient avec mépris, se moquent de leur manière des s’habiller. Pire encore, une petite actrice qui rentre en Europe se livre à des mimiques douteuses : « Une chose est sûre, nous dit Kersten, les Nègres durent avoir, ce jour-là, une très mauvaise opinion de la civilisation européenne »…Le comportement ouvert de Kersten, son respect de la culture d’autrui, son absence de racisme, sont aux antipodes de la mentalité coloniale…
C’est la raison pour laquelle je suis tombé des nues lorsque j’ai lu dans le chapitre intitulé « L’adieu aux Mascareignes » qu’il exprimait le voeu que l’Allemagne ait aussi des colonies…Qu’est ce qui l’amène à ce vœu ? Je n’en sais rien ! Est-ce l’exemple de La Réunion qui lui semble une réussite ? Est-ce le désir de voir les échanges commerciaux se développer avec des colonies dont on exploiterait les richesses ? Est-ce l’idée que l’Allemagne deviendrait, en ayant des colonies, l’égale des grandes puissances mondiales qu’étaient alors l’Angleterre et la France ? …
Mais toujours est il qu’il a persévéré dans cette voie !
Cette attitude reste pour moi, au stade où j’en suis de mes lectures, une énigme …
Robert Gauvin
Notes :
- Jusqu’en 1862, date de l’ascension du Kilimandjaro par Decken et Kersten (Ils parviennent en fait à une altitude de 4280 mètres alors que la hauteur totale du Kilimandjaro est de 5895 mètres) l’existence de neige et de glace au sud de l’équateur était fortement contestée.
- Cette publication fait partie de la collection « Les inédits de l’histoire ». Elle a été réalisée avec le soutien du Cercle des Muséophiles de Villèle et celui de l’Université de La Réunion (Cercle de Recherches DIRE). Il a été traduit de l’allemand par Marlene Tolède et son équipe. La préface est signée des éditrices, Marlene Tolède et Gabriele Fois-Kaschel.
- Il faut mentionner le fait qu’Otto Kersten est la cheville ouvrière de la publication de ces 6 volumes. En effet le Baron Von der Decken est mort en 1865, assassiné en Somalie. C’est alors que la mère de celui-ci demande à Kersten de prendre la relève de son fils et de publier le récit de leurs expéditions (deux premiers volumes) afin d’en tirer les enseignements scientifiques (quatre volumes suivants). La partie scientifique, proprement dite, a été réalisée avec la collaboration de spécialistes.Il faut aussi se souvenir que Decken a été malade lors de ce voyage et n’a pu participer à toutes les excursions. En outre il a, en fin de séjour, laissé Kersten à La Réunion pour aller découvrir l’île Maurice.
- Il était jadis ou peut-être naguère de tradition à La Réunion, d’organiser pour les enfants de temps à autre un Zanbrokal rougail-saucisses qui était servi dans un van sur des feuilles-banane. Tous mangeaient ensemble « à la main » C’était l’occasion de plaisanteries et de fous rires. Mais peut-être la tradition s’est-elle un peu perdue aujourd’hui ?
- Le vicaire-général Amand Fava avait fait à Zanzibar la connaissance de Decken et ils avaient bien sympathisé. Ce dernier avait fait des dons pour les œuvres de la mission catholique de Fava. L’on comprend alors l’accueil chaleureux qui est réservé aux deux Allemands par le clergé de La Réunion qui souvent les héberge, leur facilite les transports, voire participe à leurs excursions. On ne voudrait pas généraliser, mais un accueil très favorable sera réservé au jeune journaliste mauricien Pooka une vingtaine d’années plus tard. Et les hôtes ainsi accueillis se sont transformés en fervents partisans du clergé face à leurs détracteurs anticléricaux.
- En 1863 les engagés indiens sont en effet au nombre de 48.448. Cf. « L’histoire de La Réunion » de Daniel Vaxelaire. Éditions Orphie ; Tome 2 (Page395).
Réponse
1 edit this sur 26/09/2017 à 10:09 | Réponse
2 dpr974
3 À propos de l’énigme que poserait le cas Kersten… Nous avons reçu d’Allemagne un mail d’un Universitaire de nos amis qui nous fait part de son analyse. Nous l’en remercions sincèrement au nom de tous nos lecteurs .Voici la citation : « (En ce qui concerne) l’énigme de la colonisation souhaitée par Kersten, je pense qu’il est – malheureusement, tout simplement – l’enfant de son temps et d’un pays qu’il aimerait voir participer à la conquête du monde. Les Allemands étaient certainement jaloux des succès français dans ce domaine et souhaitaient suivre leur modèle. J’ai publié une recherche sur les militaires allemands qui sont allés avec les forces françaises conquérir l’Algérie, et ils ont continué à s’intéresser de près aux suites de cette conquête pour la simple raison que la France faisait de nouvelles expériences face à un peuple qui avait une façon toute différente de faire la guerre (rapidité, mobilité, de type « fantasia ») et qu’on voulait profiter de ces expériences pour sa propre armée. »
E.R