Des salines à l’Etang-Salé les Bains, dites vous?
Mais oui !
C’était dans les années 1920.
Il n’y a pas de quoi s’en étonner avec un nom pareil : Etang-Salé. Un nom attesté sur les plus anciennes cartes de La Réunion, depuis celle de Flacourt établie en 1661 d’après les récits des exilés de Fort-Dauphin revenus de « l’Isle Mascaregne », à celle du chevalier de Ricous proposant en 1681 un « Pland de Lille Masquarin ou Bourbon » après y avoir séjourné. Un nom repris continûment par les cartographes successifs tels Selhausen (1793), Lislet Geoffroy (1819), ou Maillard (1852), dont les dessins signalent cet étang s’étendant, au-delà d’une petite frange littorale, parallèlement à la baie du Bassin Pirogue.
Mais comment est-ce possible ? Où sont les traces de ces salines ?
Du côté de la mer peut-être ? Pas d’étagement de salines en vue au bord de l’eau, ni d’un côté, ni de l’autre de la rade portuaire abritée par le lagon. Mais un somptueux paysage, doux et puissant à la fois, qui conjugue les bleus du ciel et d’une mer vive et claire au gris moiré d’un fin sable noir s’étendant jusqu’au vert des filaos et des patates à Durand.
Si ces salines ne sont pas visibles de la côte, sans doute faut-il chercher leurs traces à l’intérieur du village, lequel s’est étiré initialement sur la frange littorale entre le bord de mer, l’étang et la forêt sèche qui, plantée en filaos à la fin du XIXème siècle et – enrichie par des reboisements successifs – a fixé les dunes de sables mouvants et permis le développement de la localité.
Et là, quelques traces possibles.
D’abord, la découverte d’un plan d’eau de dimensions réduites comparées aux données cartographiques antérieures. L’endroit a bien du charme avec les maisons environnantes et les profils des montagnes lointaines qui se reflètent dans l’eau. On en fait le tour par un agréable petit sentier, prenant plaisir à voir une nichée de poules d’eau ou une nuée de becs roses se balançant sur les tiges des joncs, ou quelque pêcheur guettant des tilapias…
Puis une deuxième trace : la découverte d’une pierre taillée en stèle sur la Place Clémencin Honorine, large place damée qui accueille les promeneurs, les joueurs de pétanque et quelques barques et bateaux de pêcheurs remontés du bord de mer.
Hélas, l’inscription capitale indiquant le nom de la place a disparu de la stèle il y a quelque temps. C’est ce que nous voulons rétablir par cet article en évoquant le souvenir des salines de l’Etang-Salé et du saunier qui y a relancé l’exploitation du sel au quart du XXème siècle.
Avant cette date, on récoltait bien évidemment du sel à l’Etang-Salé.
On l’a sans doute toujours fait de manière empirique et naturelle comme en d’autres lieux de l’île où il suffit d’aller sur la côte pour découvrir des cristaux de sel dans quelque anfractuosité de roche. Mais, historiquement, les premières formes d’exploitation du sel à l’Etang-Salé remontent au XVIIIème siècle. Ainsi – même s’il ne nous éclaire aucunement sur la fabrique citée – un document des Archives départementales, mentionné par l’historien Prosper Eve, évoque la mort de « Jean, esclave d’André Rault, employé à la fabrique de sel à la Grande Pointe de l’Etang-Salé[…] emporté et noyé par les lames de la mer en octobre 1728 » (1). De manière plus explicite, un autre document, reproduit par le site de l’ACSP (2), date du 3 février 1787 l’acte de permission « signé par MM Dioré et de Chanvalon[…] permettant aux dits Srs Pascalis et St Aubin, d’établir et former provisoirement dans les marécages de l’etang-dallé […]une saline, sur un espace de 200 toises »(soit environ 400 mètres de long).
C’est celle-là dont parle l’historien Claude Wanquet quand il écrit : « A la veille de la Révolution, Pascalis, le plus riche habitant de Saint-Louis, dirige à l’Etang-salé une saline dont l’intérêt est très important pour l’économie insulaire. Bourbon manque en effet fréquemment de sel. L’entreprise de Pascalis peut pallier cette carence mais elle provoque quelques difficultés sociales car elle prive de nombreux pauvres d’une ressource précieuse. Aussi soulève-t-elle diverses contestations. »Aujourd’hui, elle soulève plutôt nos interrogations sur sa configuration, sur le recrutement de sa main-d’œuvre à une époque d’esclavage, ainsi que sur son système d’alimentation en eau, sachant que les sables non fixés étaient alors aisément déplacés par le vent.
Qu’advint-il de cette saline par la suite ?A défaut de données suffisantes, nous ouvrons quelques questions. Auraient-elles été reprises par d’autres propriétaires ? A une échelle moindre ou sous une forme redevenue plus empirique ? Voire, auraient-elles fini par disparaître ?
Dans son Essai de statistique, publié en 1828, Pierre Philippe Urbain Thomas, Ordonnateur à Bourbon de 1817 à 1824 écrit : « Ce bassin qui a reçu et donné à cette petite contrée le nom d’Etang-Salé est une saline naturelle exploitée par les habitants des environs et qui offre une ressource précieuse à de pauvres familles. » Par la suite, au cours du même siècle, des voyageurs tels M. Simonin ou A. Billiard, qui passèrent par l’Etang-Salé, n’en parlent pas à l’exemple de F. Cazamian évoquant juste « un petit lac »,« souvent à sec »; ce qui prolonge nos interrogations.
Il faut donc attendre le XXème siècle pour voir relancé un projet concret et ambitieux de salines à l’Etang-Salé les Bains. C’est le fait de Charles Robin, propriétaire également du four à chaux situé à proximité ainsi que d’un parc à huîtres en bord de mer. Cet homme d’action accorda sa confiance au saunier Clémencin Honorine, Réunionnais d’origine (4), qu’il recruta à Madagascar car ce dernier travaillait sur les grandes salines de Diego Suarez. Honorine, secondé par d’autres travailleurs, fit alors prospérer les salines du village pendant une vingtaine d’années, jusqu’à sa mort en 1946. Sans nul doute, l’homme avait l’art et la science du métier.
On peut retrouver le souvenir de ces salines dans quelques documents tels des cartes routières et des pages d’auteurs. Si le poète Jean Albany, dont le grand-père était chef de gare à l’Etang-Salé, les mentionne simplement en évoquant dans Fare Farela case en bois qui « se trouvait du côté des Salines »et qui a été roulée« sur des rondins de filaos »jusqu’en face de la gare du village, Marie-Laure Payet nous en propose une idée plus précise dans son récit de vie intitulé Entre deux souvenirs. La station de vacances, écrit-elle, « possédait des marais salants en pleine exploitation. Bien vite, cet endroit devint un lieu de rendez-vous avec nos camarades. Marco, le paludier, nous laissait jouer à récolter le sel en nous servant de son immense râteau. Je ne me lassais pas d’observer l’eau de mer qui terminait sa route en labyrinthe dans des bassins plats sous forme de fins cristaux dorés, étincelant sous le soleil. J’organisais avec mon frère des concours d’équilibre sur la murette étroite, sous l’œil indulgent de Marco. »
Mais, si on veut en savoir plus, le mieux est de faire parler les anciens du village. Mettons donc nos pas dans ceux de Monsieur Louis Alain Savigny et écoutons parler la mémoire d’un des plus vieux pêcheurs du village et fils de Tétin Savigny dont une rue porte le nom.
Ces salines qu’il a pu voir dans son jeune temps s’étendaient largement sur un vaste espace, qu’on peut borner par la route montant vers l’Etang-Salé les Hauts et correspondant approximativement à l’arrière de la partie centrale du village actuel, aujourd’hui urbanisée.
C’est ce que confirment des photos aériennes datant des années 1950. Sur celle que nous avons retenue, on voit bien qu’à la place de l’étang, on observe un vaste étagement de grands casiers s’étalant parallèlement à la baie. Seul un observateur bien informé pourrait deviner le magasin où le sel s’entassait, ainsi que ce qui pourrait être la première pompe et la deuxième plus au sud.
Car, en effet, comme nous le rappelle Monsieur Savigny, les salines étant séparées de la côte, il fallait donc pomper l’eau de mer pour les alimenter et assurer également le déversement du trop plein à la mer. Un canal d’alimentation menait donc à une pompe qui, située en aval, au bout de la baie, n’est plus que vestige aujourd’hui.
Cette première pompe, hélas, montra des faiblesses car elle puisait dans une zone du lagon moins concentrée en salinité vu les résurgences naturelles d’eau douce qu’on trouve dans les petits bassins adjacents. On fit donc une deuxième pompe plus excentrée vers le sud, à une centaine de mètres de la première et donnant plus directement sur la partie rocheuse de la côte, vers la haute mer. Sans doute ce canal d’alimentation dort-il enseveli aujourd’hui sous les routes, le Chemin de la Vieille Pompe et les maisons bâties depuis. Hélas encore, cette deuxième pompe, faite de pierre et de chaux maçonnée, a été sérieusement endommagée par les derniers cyclones et grandes houles des deux dernières décennies.
Pour en revenir aux salines, et aux propos de notre guide Monsieur Savigny, cette eau pompée était dirigée vers le haut et redistribuée dans les bassins où on faisait « cuire » ou décanter l’eau qui, avec l’évaporation naturelle au soleil, donnait le sel. Il fallait réalimenter les bassins en eau de manière périodique, une fois par mois le plus souvent, ou vidanger quand les pluies « lavaient » le sel dont on surveillait constamment l’élaboration. Deux à trois dizaines d’hommes et de femmes travaillaient sur ces salines (et également sur le four à chaux) selon Monsieur Savigny. Ils venaient pour la plupart de l’Etang-Salé, Piton Saint-Leu, et Saint-Louis. Ces employés travaillaient protégés de gonis sur les pieds et les mains quand ils n’avaient pas de gants. Ils balayaient les casiers et raclaient le sel recueilli plus bas et entreposé dans une maison magasin, située vers le virage que fait la route nationale traversant le village.
L’activité tournait bien. On vendait du sel. Et même du beau sel, dit-on.
Respect donc au paludier Clémencin Honorine et à tous ces travailleurs qui firent fleurir le sel de la mer indienne. Car faire du sel, c’est un métier qui demande une science de la nature et des éléments, encore plus dans un temps où on disposait de peu d’instruments. C’est maîtriser et gouverner les eaux, l’ensoleillement, la pluviométrie, les vents et les sols. Ce que fit Clémencin Honorine, vingt ans durant, l’œil aux aguets sur la cristallisation du sel.
Après sa disparition en 1946, les héritiers Robin tentèrent de poursuivre l’activité mais dans un contexte économique plus difficile. Outre la concurrence du sel d’importation, il fallut faire avec le développement des marais salants de la Pointe au Sel à Saint-Leu à l’initiative d’Etienne Dussac, propriétaire de l’Usine de Stella Matutina. A partir des années 50, les salines de l’Etang-Salé cessèrent leur activité. Un lotissement SHLMR s’implanta ultérieurement près de la « vaste cuvette sèche ordinairement », mais remplie à la saison des pluies, »d’une eau boueuse qui n’était pas drainée »(5) et le village se tranforma progressivement.
Qu’advint-il alors des infrastructures ?Des grands casiers dessinés sur ce qui était autrefois l’étang salé ? Qu’advint-il des pierres ou « murettes » qui les délimitaient, voire des pavages éventuels de certains bassins au moins, sauf à penser qu’ils disparurent emportés par certains ou enfouis sous les maisons et les routes ? (6) Ce qui est sûr, c’est que les salines disparurent, au point qu’on pourrait croire qu’elles n’ont jamais existé. Ainsi donc, sept décennies suffiraient à effacer des lieux une histoire, un vécu, un paysage économique et social et à redessiner de nouveaux espaces de vie qui pourraient laisser croire aux nouvelles générations qu’il en a toujours été ainsi. Le village s’est bien étoffé depuis, bien urbanisé, s’est ouvert au tourisme sans les excès constatés ailleurs, offrant à la fois les plaisirs du bord de mer et de la forêt.
A la place des salines, on découvre aujourd’hui des maisons et un agréable petit plan d’eau. Lequel plan d’eau fait l’objet de discordes – portées par la presse sur la place publique (7) – entre la mairie, l’Etat (la DEAL) et des associations de défense du patrimoine en ce qui concerne l’entretien ou la préservation du lieu. Ainsi, à propos du dernier et massif curage effectué fin 2014, la mairie considère avoir créé un bassin de rétention des eaux pluviales financé pour moitié par l’Etat en 1988, quand les associations ACPEGES et ACSP arguent de la nécessité de protéger ce qu’elles considèrent comme une « lagune intérieure », riche d’un « écosystème » et précieuse sur le plan environnemental (7).
Finalement, si les salines et le sel ont disparu du village de l’Etang-Salé, la localité compte bien des atouts dont un patrimoine naturel et une histoire intéressante. Ne pourrait-on au moins préserver ce qui reste et le mettre en valeur, recueillir les témoignages et sonder les traces du passé et le sol lui-même qui cache encore ses secrets ? Encore un peu de temps, encore un peu de houle et les derniers vestiges des vieilles pompes iront à la mer comme le reste.
Or le sel, ce vieux compagnon de l’humanité, a de tout temps satisfait des besoins des hommes, a servi dans leurs échanges, a porté même certaines de leurs révoltes (8). Si on se réjouit de voir relancées les salines de la Pointe au Sel à Saint-Leu, on regrette de voir que la production de sel ne suffit pas pour La Réunion. Et on a du mal à penser que nous ne savons pas tirer le sel de la vie de l’Océan Indien qui nous entoure.
Avec nos remerciements à nos informateurs et plus particulièrement à Monsieur Savigny.
Marie-Claude DAVID FONTAINE
1. ADR C°845 ; cité par Prosper Eve dans Les esclaves de Bourbon à l’œuvre, Revue n°2 des Mascareignes, 2000.
2. Site de l’Association Citoyenne de Saint-Pierre portant sur un « Rapport sur le site de la lagune de l’Etang-Salé Les Bains » par les associations ACPEGES et ACSP, 20/01/11.
3. Claude Wanquet : Histoire d’une révolution. La Réunion 1789-1803.
4. Clémencin Honorine est le père de Madame Visnelda, ancienne secrétaire de mairie de l’Etang-Salé et guérisseuse de grande réputation.
5. Cet article du Mémorial de La Réunion, (volume 7, 1964-1979 p 166) sur Logement : Résidences et bidonvillesévoque à propos de ce lieu des problèmes sanitaires liés aux moustiques.
6. Selon les articles, sites et personnes, on parle de sol naturel mais aussi de pavages. Ces points mériteraient d’être éclaircis par des recherches et fouilles archéologiques.
7. Cf. articles de presse JIR et Quotidien et site ACSP autour des projets « Marina » et opérations de nettoyage du plan d’eau en 2009 et 2014 en particulier (ex : JIR du 17/02/15 ; Q du 18/02/15).
8. Par exemple contre la gabelle à la veille de la Révolution française ou contre le monopole des Britanniques lors de la marche du sel initiée en 1930 par Gandhi en Inde.
Article finement élaboré, comme ceux que Marie-Claude propose comme d’habitude aux lecteurs de ce blog. Un titre me vient spontanément à l’esprit: « Pleure , ô mon Pays bien-aimé! » Mais tel est le prix du progrès au fil du temps. Huguette Payet.
Bonjour, suite à un décès dans la famille, je suis tombé récemment sur un vieux document des hypothèques où il est mentionné la création des « Salines Robin et compagnie » en 1931 par entres autres mon arrière-grand-père Pierre Emmanuel Robin avec Charles Robin. Cela m’a donné envie de faire des recherches sur cette page de l’Etang-Salé.