Mon père m’a raconté les péripéties d’une course cycliste à laquelle il a participé en 1929. Cette course, il l’a vécue « avec ses tripes ». Quiconque l’a connu, pourrait penser qu’il l’a quelque peu enjolivée car il avait le don de raconter des histoires et de les rendre palpitantes et plus vraies que vraies, mais un compte-rendu de cette course se trouve également, dans un petit journal réunionnais de l’époque « Le Sporting » sous la signature d’un journaliste au nom prédestiné : « Hémon Lesport » (1). Si les deux versions divergent sur certains détails, cela tient uniquement au point de vue différent des deux narrateurs : l’un étant en plein dans la mêlée, l’autre ayant le recul nécessaire à l’observateur.
Laissons la parole à F. Gauvin :
A 15 ans, j’ai eu un vélo bien à moi, une Française-Diamant : un beau nom pour une belle machine! Maman l’avait acheté d’occasion à Gaston Arnould, un camarade qui avait dix ans de plus que moi, travaillait à Saint-Denis, le chef-lieu de notre île et n’en avait plus besoin. Elle s’est saignée aux quatre veines pour moi. Pour elle, ce vélo était un investissement sur l’avenir… Il fallait absolument que je réussisse dans mes études : nous habitions en effet au Bois de Nèfles Saint-Denis, à 10 kilomètres de l’École Manuelle que je fréquentais et l’usage de la bicyclette diminuait considérablement la durée de mes trajets du matin et du soir!
Ma Française-Diamant était un bijou de bicyclette au guidon baissé et qui pesait bien ses 12,5 kg. Elle avait deux vitesses, d’un côté une vitesse à roue libre, mais pour l’autre vitesse il y avait un pignon fixe et il fallait tout le temps tourner les pédales : ma bicyclette faisait 5,75 mètres de développement pour le pignon libre et 5,25 mètres pour le pignon fixe. D’autres jeunes, aux parents plus aisés, paradaient déjà avec leurs bicyclettes neuves et leur développement de 7,50 mètres.
Mais ne nous plaignons pas : je possédais un outil indispensable à ma réussite professionnelle !… Je n’oserais pas cependant affirmer que d’autres idées ne me trottaient pas déjà dans la tête : quand j’avais du temps libre, j’enfourchais ma Française-Diamant, me lançais dans l’exploration de la côte Est de notre île, sillonnais la région de Sainte-Suzanne : Le Bocage, Le Niagara et Bagatelle n’avaient plus de secret pour moi. Je m’exerçais également à améliorer mes performances dans l’ascension éprouvante de la pente Bel-air…Je suivais aussi de près les prouesses des vedettes locales du cyclisme, celles d’ALEXANDRINO, de DIJOUX qui habitait face à l’Ecole Manuelle, d’HORTENSE dont le père était « garde-police » ou encore celles d’AFFIZOU, un jeune Comorien qui manœuvrait le grappin de la Sucrerie de La Mare.
Un jour, à l’occasion du 14 juillet 1929, La Municipalité de Saint-Denis organisa une course… cyclo-pédestre… s’il vous plaît, dans les rues du chef-lieu. J’avais à l’époque 17 ans et suis allé m’inscrire à la Mairie.
Le jour de la compétition, nous étions 19 coureurs, âgés pour la plupart de 17, 18, ou 19 ans.
Devant le Monument de la Victoire nous étions placés sur deux rangées pour le départ. J’étais dans la deuxième rangée. Je n’avais pas vraiment peur, mais j’avais un peu d’appréhension tout de même car j’avais un frein qui serrait avec modération et de plus il ne fallait pas chercher en moi un virtuose de la descente…
Le circuit de la course du 14 Juillet 1929
Il fallait d’abord dévaler la pente de la rue de la Victoire menant tout droit vers l’Océan Indien, tourner au dernier moment à droite sur le Barachois, passer derrière la statue de Roland Garros dont le regard se perdait toujours au delà des mers, remonter devant la Radio, s’engager dans la rue de l’Embarcadère (actuelle rue de Nice), foncer en direction du cimetière de l’Est et du pont du Butor…Arrivé là on devait prendre la rue Dauphine, (actuellement rue Général de Gaulle), bifurquer dans la rue Bouvet pour atteindre le boulevard Doret, le Château Morange et monter l’allée des « grains de bouchon » jouxtant un bras de la rivière du Butor. On reprenait ensuite la rue de la Source en direction du jardin de l’Etat, puis, par les Rampes Ozoux, on atteignait la rivière Saint-Denis. On descendait alors tant bien que mal au fond de la rivière qu’on traversait à pied en portant son vélo, car il n’y avait pas de route à cet endroit…
Ensuite c’était la Redoute et l’église de la Délivrance…Passé le pont, la rue de la Boulangerie, le dépôt de rhum, on atteignait enfin la rue de la Victoire et la mairie où se terminait le circuit.
Rendons la parole à F. Gauvin :
Au départ de la course j’étais derrière et en arrivant au niveau du Barachois, j’étais toujours derrière, mais dans la rue de Nice, « moin l’a bour le fer », j’ai mis le paquet, et au niveau du cimetière des Volontaires j’étais le premier. AFFIZOU était avec moi : je le craignais et il me craignait, car l‘on s’était déjà « mesurés ». À part lui, il n’y avait pas d’adversaire à ma taille, mais il avait un avantage sur moi : il possédait une Alcyon, une bien meilleure bicyclette que la mienne !…
À l’époque, le long du cimetière, on déposait des déblais les plus variés et soudain j’ai entendu « Fiaac ! ». Un clou venait de jouer un vilain tour à mon adversaire… Cela m’a donné des ailes !
L’erreur de parcours vue par F. Gauvin :
La course se poursuivit donc, mais il y eut un problème au niveau de la rue Bouvet. Il y avait bien des policiers près de la dite rue, mais ils ne savaient pas par où il fallait passer. J’étais alors le premier ; nous sommes montés par la rue Dauphine (actuelle rue Général de Gaulle) et là les policiers nous ont arrêtés devant le Muséum d’Histoire Naturelle et on nous a donné un nouveau départ à tous, aux deux groupes qui n’avaient pas suivi le même itinéraire. Et comme j’étais en tête du peloton, on me plaça d’office derrière tous les autres. C’était du « makrotaj » (2) Tout cela parce que j’étais coureur indépendant : je n’avais pas le tricot bleu ou rouge d’une équipe ; j’avais un tricot blanc et une culotte blanche et personne pour me défendre !
Comment le journaliste du « Sporting » rend-il compte de l’erreur de parcours ?
C’est ici que se place un incident qui eut certainement une grave répercussion sur le résultat général de la course : au coin de la rue Jacob se trouvait un indicateur officiel, insuffisamment au courant de l’itinéraire de l’épreuve, en dépit de ses assertions précédentes. Il eut le malheur d’indiquer aux premiers coureurs qui apparurent à ses yeux une fausse direction. Se trouvaient à ce moment en tête : GARBAY, ARNAUD, GAUVIN, VAUTHIER, DALAPA, NOBIS, De BALBINE, HORTENSE, PÉPIN, DUCAP, DIJOUX, etc…
De la manœuvre déplorable du contrôleur … naquit une regrettable confusion. Le peloton de tête continua sa route (la mauvaise) ; le peloton moyen stoppa, indécis, au milieu du plus grand désordre, cependant que le groupe de queue (trois individus) s’engageait résolument dans la rue Jacob, conseillés par des suiveurs bénévoles.
Pour remettre les choses au point, une seule solution s’imposait : rallier les fuyards et les remettre dans la bonne voie.
La course reprit. Voici ce qu’en dit F. Gauvin :
Nous sommes montés vers le pont Doret ; Gaston ARNOULD, mon supporter y était posté avec sa moto ; il m’a stimulé : « Félix, courage ! Dépêche-toi ! » J’ai alors fait le forcing. GARBAY était juste devant moi. Sa casquette est tombée. Il s’est arrêté pour la récupérer et je l’ai dépassé.
Là j’ai remarqué que tout le monde passait à la queue leu leu dans l’allée de « grains de bouchons » (3). J’ai trouvé cela bizarre. Je suis passé par le milieu et j’ai doublé un certain nombre de concurrents… En arrivant au niveau de la rue de la Source, il restait trois coureurs devant moi et là est intervenu le dénommé S. de K. (4) un turfiste bien connu et un grand sportif des milieux huppés de Saint-Denis. Il avait une auto Talbot à grands rayons de bicyclette. Il protégeait, je pense, un coureur de la Patriote. Quand j’allais passer à droite, il m’empêchait de passer à droite ; quand je voulais passer de l’autre côté, il serrait de l’autre côté. Cela s’est produit au moins deux ou trois fois. J’étais hors de moi !
Devant moi il y avait DIJOUX, ALEXANDRINO et GARBAY, mais en faisant son virage de la rue de la Source pour tourner devant le jardin de l’État dans la rue qui va vers la Sécu, la pédale du vélo de GARBAY s’est cassée. J’ai dit : « Et d’un ! Il n’en reste plus que deux à présent ! »
En arrivant au premier tournant des Rampes Ozoux pour descendre au fond de la rivière, le dénommé DIJOUX a fait un virage large, j’en ai fait un serré et je suis tombé. J’étais par terre, HORTENSE est arrivé et il est tombé sur moi. Il a alors porté sa bicyclette dans les escaliers et il est arrivé avant moi dans le fond de la rivière Saint-Denis !…
Pour traverser la rivière, je lui ai demandé de me laisser passer, car j’étais plus rapide que lui, mais il a refusé : j’ai été obligé de rester derrière lui dans le petit sentier.
Je le voyais se débattre devant moi alors que j’étais gaillard comme un diable. J’ai insisté à nouveau. Il n’a toujours pas voulu me céder le passage. Quand nous sommes arrivés sur le petit plateau devant la vierge et que je lui ai demandé une nouvelle fois de me donner le chemin et qu’il ne m’a pas laissé passer, j’ai attrapé sa bicyclette, j’ai tiré dessus et j’ai tout poussé sur le côté et je suis passé devant. Une fois arrivé à la Redoute, j’ai foncé dans la descente. J’ai laissé derrière moi l’église de la Délivrance et franchi le pont.
Arrivé à la rue de la Boulangerie, puis à la rue de Paris, les bougres (5) avaient deux bonnes longueurs devant moi. J’ai doublé ALEXANDRINO devant la Cathédrale, mais à partir de là le « tunnel » formé par les spectateurs s’était resserré et il m’était impossible de doubler l’autre coureur. DIJOUX est donc arrivé premier et moi second. J’ai eu une jolie prime de 450 francs et le vainqueur 750 F. Seuls 12 des 19 coureurs terminèrent la course.
Ce que dit le journal « le Sporting » :
L’arrivée, devant l’Hôtel de Ville se fit dans l’ordre suivant :
1er : DIJOUX Fortuné, 300 francs
2e : GAUVIN Félix, 200 francs (6)
3e : ALEXANDRINO Serge : 150 francs
4e : DALAPA Joseph, 100 francs
5e : PEPIN André, 50 francs ……
- Gauvin : c’est la seule course que j’ai faite étant donné qu’après cela je suis tombé malade. Je suis monté au Bois de Nèfles avec Gaston ARNOULD, lui à moto et moi à vélo. Il s’est arrêté devant la boutique Grand-moune (7) là où il y a le Christ aujourd’hui, pour prendre un paquet de cigarettes. Je l’ai doublé ; nous montions tous les deux chez Mme ARNOULD. Je suis resté l’après-midi à dormir là dans l’allée de la grande maison sous les araucarias; je me suis réveillé fatigué et je suis rentré chez moi. Après cela j’ai eu mal aux reins et à chaque fois que je faisais un effort, j’avais mal au dos. Si je roulais sur le plat, pas de problème, mais à chaque petite montée mon dos me faisait souffrir. Je n’ai plus jamais participé à des courses. La photo avec mon vélo a été prise 3 ou 4 jours après la fameuse course de Saint-Denis. J’avais alors 17 ans.
R. Gauvin
Notes :
1) « Hémon Lesport » : Lesport est certes un nom de famille réunionnais, mais derrière ce qui est ici un pseudonyme, se cachait un Mr Agénor, bien connu de toute La Réunion et qui ne manquait pas d’humour.
2) « Makrotaj » terme créole qui signifie ici « tromperie » « favoritisme » « affaire louche, malhonnête».
3) « Grains de bouchons », fruits durs non comestibles sur lequel on aurait pu facilement déraper et tomber. Le comportement des autres coureurs n’a donc rien d’étonnant !
4) Après le tour de cochon qu’il a joué à mon père, vous ne voudriez tout de même pas que je fasse passer son nom à la postérité !
5) En créole le terme de « bougre » est relativement neutre ; il signifie ici : « les gens qui étaient là » « Les autres coureurs ».
6) J’aurais tendance à me fier plutôt à mon père qu’à Hémon Lesport en ce qui concerne les primes accordées aux coureurs arrivés en tête, car cette récompense représentait un « pactole » pour un jeune de 17 ans d’origine très modeste.
7 « Grand-moune » est le surnom du commerçant chinois qui officiait alors au centre du village. Il équivaut au « vieux », au « Grand-père », à « l’ancien ».