La Ravine Saint-Gilles et ses beaux bassins ! Bassin Bleu, Bassin Malheur, Bassin des Aigrettes (ou des Trois Roches) et Bassin Cormorans. Une forme de merveille, d’inattendu dans un paysage de savane largement bétonné dans sa frange littorale. De l’eau claire, bleue, vive et transparente qui sourd de la roche à quelques lieues de la côte. De quoi inspirer des plumes ! Une des rares ravines pérennes de la région ouest. De quoi alimenter les hommes et féconder les terres. D’ailleurs, la canalisation (1) de ses eaux a contribué au XIXème au développement de l’industrie sucrière dans la région. D’où la diversité des points de vue du géographe, de l’hydrologue, de l’ethnologue, des responsables institutionnels, du citoyen, du touriste, du photographe ou du poète sur cette ravine. A défaut de tout embrasser, on peut se demander quels ont été les regards des écrivains ? Et dans quelle mesure ce regard a t-il contribué à traduire, construire ou renouveler l’image que nous nous faisons de cette ravine ?
Allons donc retrouver « La Ravine Saint-Gilles ». Allons « Monte chemin Cormoran » (2).
A l’évidence, les écrivains ont vu, comme nous, un paysage contrasté et exceptionnel. Ils ont vu l’eau vive réapparaître vers L’Eperon et les cascades blanches et les bassins bleutés ! Et ont vu mourir doucement la ravine en bord de mer. Mais comment l’ont-ils dévoilé ?
Vue panoramique sur le Bassin des Aigrettes. Photo Marc David
Au XIXème siècle, Auguste Billiard et Antoine Roussin ont proposé une vue générale et panoramique de la Ravine Saint-Gilles en jouant sur les contrastes. Il est vrai qu’ils durent tous deux, dans un temps où la route des bas n’existait pas encore, subir les ardeurs de la savane en passant par la montée du Bernica. Ainsi Billiard (3) décrit-il le paysage dans son Voyage aux colonies orientales paru en 1822 : « Après avoir fait une ou deux lieues dans ces décourageantes savanes, si l’on arrive au bord des remparts qui enclosent l’entrée de la petite rivière Saint-Gilles, combien tout à coup l’œil est agréablement surpris en découvrant, au fond de l’encaissement qui s’élargit, un tapis de la plus riche verdure, des groupes de cocotiers qui s’élancent avec une vigueur étonnante, une onde limpide qui bouillonne entre les rochers et se partage entre les rizières dont ce beau tapis de verdure est composé ! Quelques petites cases paraissent à peine sous d’épais ombrages. »
Cette impression de fraîcheur est confortée en 1861 par Roussin qui, dans l’Album de La Réunion, évoque une « véritable oasis après le désert » avec « quelques maisons groupées sur les bords de la ravine, toutes entourées de frais jardins ». Mais sa description s’élargit jusqu’à l’embouchure de sable blanc et attire l’attention sur les bassins de la Ravine Saint-Gilles dont il fera ultérieurement une lithographie. « Le lit de la rivière est étroit et profond dans les hauts. Il va de cascade en cascade formant différents bassins, dont l’eau est si bleue, qu’il faut en prendre dans le creux de la main, pour s’assurer que ce n’est pas une décoction d’indigo. (…) On cite surtout le Bassin du Cormoran et le Bassin Bleu, ce dernier si poétiquement dépeint par Leconte de Lisle. » Voilà annoncée une filiation importante.
C’est donc à Leconte de Lisle (4) qu’il faut attribuer l’une des évocations majeures de la Ravine Saint-Gilles. Le poète connaissait bien la région pour y avoir séjourné. Revenons donc à son poème La Ravine Saint-Gilles dont voici les trois premières strophes.
La gorge est pleine d’ombre où, sous les bambous grêles,
Le soleil au zénith n’a jamais resplendi,
Où les filtrations des sources naturelles
S’unissent au silence enflammé de midi
De la lave durcie aux fissures moussues,
Au travers des lichens l’eau tombe en ruisselant,
S’y perd, et, se creusant de soudaines issues,
Germe et circule au fond parmi le gravier blanc.
Un bassin aux reflets d’un bleu noir y repose ,
Morne et glacé, tandis que, le long des blocs lourds,
La liane en treillis suspend sa cloche rose,
Entre d’épais gazons aux touffes de velours.
Le Bassin des Trois Roches (des Aigrettes), lithographie de A. Roussin, 1867
C’est bien en poète que Leconte de Lisle a contemplé la ravine et les eaux filtrant de la falaise ! A la fois de manière panoramique, en surplomb d’un bassin, et avec des vues plus rapprochées se développant dans ce long poème de 18 strophes. Il en fait un paysage minéral et végétal, entre ombre et lumière. Si l’évocation des végétaux reste sobre, on voit à l’inverse surgir un monde animal d’une grande richesse. Sont donnés à voir, ou à entendre, martins, perruches, cardinal, colibris, abeilles, paille-en-queue, papillons, sauterelles, lézard, cailles… Soit une niche écologique appauvrie depuis. Mais cet espace naturel est marqué aussi par la présence de l’homme ainsi que le révèle la strophe 10 du poème.
Et quelque Noir, assis sur un quartier de lave,
Gardien des bœufs épars paissant l’herbage amer,
Un haillon rouge aux reins, fredonne un air saklave,
Et songe à la grande Ile en regardant la mer.
Ne serait-ce pas la silhouette de l’homme esclave rêvant de sa terre natale qui est ici esquissée, sachant que le dernier séjour de Leconte de Lisle à Bourbon date d’avant l’abolition et que la question de l’esclavage est posée dans son œuvre (4) ? Le paysage naturel s’infléchirait alors en paysage culturel. Et paysage mental quand le seul bassin évoqué, « morne et glacé » tel un « gouffre », devient emblématique de La Ravine Saint-Gilles selon le titre du poème. La sombre vision se développe d’ailleurs dans les dernières strophes qui ouvrent une méditation sur l’homme, la nature et le monde des illusions.
En ce sens, ce poème peut nous surprendre. On n’y retrouve pas la ravine aux bassins généreux que nous aimons. Mais la représentation donnée par le poète paysagiste est puissante. Représentation qu’il renouvelle dans L’illusion suprême (3), où le paysage de l’enfance est retrouvé de manière plus sensible et sublimé par la grâce du souvenir. Alors renaissent « les cascades, en un brouillard de pierreries », « les bassins clairs entre les blocs de lave », l’odeur des sucreries et « le fourmillement » des travailleurs.
Ainsi, la ravine Saint-Gilles devient un paysage littéraire. Le poème de Leconte de Lisle devient une référence même si sa fortune littéraire est moindre que celle du Bernica (4). Outre Antoine Roussin, le site retient l’attention de voyageurs. Il inspire P. de Monforand, un des collaborateurs de L’Album de La Réunion, qui, dans une page lyrique, célèbre la ravine et les canaux y afférant en faisant du Bassin des Trois Roches (ou des Aigrettes), « un paysage splendide, comparable aux sites les plus célèbres ». Au XXème siècle, le regard porté sur le lieu est renouvelé par le poète Jean Albany, lui-même attaché à cette région de l’île, fin connaisseur de l’œuvre de Leconte de Lisle et chantre de « la créolie » (5).
Le Bassin du Cormoran. Photo Marc David
En quoi Jean Albany (5) renouvelle-t-il notre regard sur la Ravine Saint-Gilles ? Par le choix de la langue créole qui accompagne l’entrée dans un autre monde, il fait de la ravine, en particulier dans le poème Manoël manoël du recueil Indiennes, un paysage d’eau vive, de bassins, d’oiseaux multiples et de végétaux, mais surtout l’espace intime du marronnage et du bonheur d’enfance avec Manoël, ce jeune garçon qui était son « nénain ». Loin de la contemplation parnassienne, chez Albany, l’espace arpenté devient le lieu de la possession et de la jouissance de la nature. De l’initiation à un vivre créole qui enrichit son univers familier. Avec Manoel, « Nou va chappe marron/ dand’ la Ravine Saint-Gilles ». Pour quoi faire ? Découvrir et observer le monde fascinant des oiseaux et les piéger. Mais aussi pour rêver, imaginer : « Su’lo bord la Ravine/ No l’a seye dovine/ In carrousel dand’ciel. » Bref, aller à la ravine, c’est pénétrer, entre réel et imaginaire, un monde créole vivant, multiple et divers.
Mais avec Monte chemin Cormoran, du recueil Bal indigo écrit en créole également, Albany nous invite à découvrir un visage inédit de la ravine en nous faisant plonger dans l’histoire dont il reste des traces aujourd’hui encore visibles.
Mont’ chemin Cormoran
Va trouve un cheminée
La rest combien l’années
L’usine Madame Panon
Dans ce long poème de 125 strophes, le poète évoque la vie des esclaves attachés à l’habitation sucrière de Madame Panon Desbassyns et vivant dans la proximité de la Ravine Saint-Gilles, du temps où « La roue dand’ Bassin Bleu/ L’a té pencor rouillée ». Albany fait des environs de la ravine, l’espace de la souffrance de l’esclave assujetti, travaillant tel le bœuf Moka, sous la menace du commandeur. A l’inverse, il fait des bassins le lieu du rêve et l’espace de l’homme régénéré – le temps du samedi et du dimanche – dans la pureté de l’eau. « Dans le fond Cormoran/ L’eau l’est bleu l’eau l’est claire ». « Si vi baigne là t’a l’hère/ Vi oublie tout’ z’efforts ». Et le poète marque cette libération de l’esclave par l’entrée dans l’espace-temps maloya au son du bob’, du triangle, de la caisse et du caïambe. D’ailleurs, par les choix d’écriture, qu’il s’agisse de la langue, du rythme, des reprises textuelles, on est dans un « poème maloya » (6). Et pouvait-on trouver meilleur interprète que Danyel Waro (7) pour ce texte, où la ravine fait entendre « l’écho maloya » aujourd’hui comme autrefois ?
Cet autrefois que nous retrouvons aussi dans le roman historique de Jean-François Samlong, qui, dans Madame Desbassayns, paru en 1985, évoque ces terres proches de la ravine et fécondées par les esclaves ainsi que la sucrerie alimentée en eau par la roue hydraulique du Bassin Bleu, et même la visite d’Auguste Billiard – cité précédemment – à Mme Desbassayns.
Ainsi, avec ces divers textes des XIX et XXème siècles, le paysage naturel de la Ravine Saint-Gilles se transforme en paysage littéraire et culturel.
La Ravine Saint-Gilles, vue prise du bord de la mer, lithographie de A. Roussin, 1882
Peut-on en dire autant des canaux qui, partant de la ravine, dessinent une jolie arborescence pour alimenter les hommes et leurs industries ? Ils ont beaucoup de charme mais ont peu retenu l’attention des auteurs. Notons donc la célébration du génie humain par la plume de P. de Monforand et la vision novatrice de Serge Meitinger qui, dans son poème La Ravine Saint-Gilles, associe les eaux en cascade et les bassins à la « sagesse des eaux captives » et à la « coulée morne du canal » (8).
Quant à l’embouchure plus lascive de la ravine, elle a inspiré également peu de plumes. L’image des eaux s’étalant tel l’étang immortalisé par des clichés d’autrefois, se retrouve chez Louis Ozoux qui évoque « Parmi les sables bas, un long et mol étang/ où le vieux cocotier se reflète et se penche ;/ Où la ravine exquise, en murmure s’épanche,/ Et qui flue à la mer, très lent, en serpentant » (9). Image d’avant le creusement du port de plaisance qui contraint depuis la ravine sous un cordon littoral qu’elle fait parfois sauter lors de grandes colères ! Les temps changent ! C’est ce que pensait déjà Albany – encore ! – qui, dans Vavangue, notait aux abords du Pont traversant le village la présence de lavandières « avec leur profusion de couleurs étalées sur les galets », mais relevait aussi la disparition de « la songeraie de Madame Loulou ».
Les temps changent… « Il n’y a plus de chacouettes au bassin des Aigrettes » dit Jean-Claude Thing-Léo (10), pas plus que de perruches ou colibris. Le Canal Prune a perdu son eau. Le temps n’est plus à la baignade dans les bassins depuis l’arrêté préfectoral de 2000 – même s’il est contourné par certains – mais à la promenade à travers les sentiers aménagés autour de la ravine. Avec l’espoir de retrouver l’eau claire des bassins chantés par Albany.
Voilà qui peut nous faire méditer. Finalement, à sa manière, chaque écrivain, et plus encore Leconte de Lisle et Albany, a aiguisé nos perceptions, voire modifié nos représentations de ce lieu riche sur les plans hydrologique, écologique, historique. Bref, loin de la carte postale ou du dépliant touristique, un paysage naturel et culturel qui abrite ses richesses. Et ses mystères comme ce vieil air de notre patrimoine, cette Bourbonnaise – née de la rencontre de notre monde créole et de la partition musicale du hongrois Féry Kletzer – qui commence par ces mots : « En passant la Ravine Saint Gilles… »
Marie-Claude DAVID FONTAINE
- Voir l’article dpr974 sur les canaux de la Ravine Saint-Gilles :
https://dpr974.wordpress.com/2016/03/23/les-canaux-de-la-ravine-saint-gilles/
- Ces titres sont empruntés aux poèmes La Ravine Saint Gilles de Leconte de Lisle et Monte Chemin Cormoran de Jean Albany, textes plus largement exploités dans cet article.
- Auguste Billiard, haut fonctionnaire, à Bourbon de 1817 à 1820. A fréquenté la famille Desbassayns.
- Charles Leconte de Lisle, 1818-1894
– Sur les demeures de Leconte de Lisle, dpr 974 :
https://dpr974.wordpress.com/2010/08/15/les-trois-demeures-reunionnaises-de-leconte-de-lisle/
– La Ravine Saint-Gilles : 1ère édition dans La Revue Française en 1857, texte publié dans les Poèmes Barbares en 1862 (édition augmentée en 1872 et 1878)
– L’illusion suprême, texte publié dans la Nouvelle Revue en 1880 et dans Les Poèmes tragiques en 1884
– Le Bernica : titre d’un poème de Leconte de Lisle, du nom d’un bassin de la Ravine du Bernica.
– Sur Leconte de Lisle et l’esclavage, dpr974 :
https://dpr974.wordpress.com/2014/12/17/regards-sur-lesclavage-dans-sacatove-et-marcie-de-leconte-de-lisle/
- Jean Albany, 1917-1984. « Je vis en créolie » écrit J. Albany dans Vavangue, 1972 ; La Créolie, titre d’un poème du recueil Indiennes, 1981. Bal indigo date de 1976. J. Albany définit » nénène » comme « la nounou ».
- « Poème-maloya » : mot emprunté à Félix Marimoutou dans Chant et poèmes, Une lecture de Bleu mascarin, Bal indigo de J. Albany, Somin Granbwa de G. Pounia, Démavouz la vie de D. Waro, 2007, édition K’A. Cette étude propose une étude du poème « Monte chemin Cormoran » p 158 à 167.
- Monte chemin Cormoran par Danyel Waro, Album, initié par Anne Sadala et rassemblant plusieurs chanteurs et musiciens réunionnais autour des textes de J. Albany .
- Serge Meitinger, La Ravine Saint-Gilles. Poème publié dans Chants pour une île qui n’existe pas, textes rassemblés par J-F. Reverzy, UDIR, 1992.
- Louis Ozoux, Saint-Gilles, Poèmes Réunionnais, 1939
- J-C. Thing-Léo, Au Bassin des Aigrettes, Créolie, 1978, UDIR ; chacouette/ chacouate/ sakouat : oiseau la vierge.
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