- Les trois premiers ponts suspendus de l’île
- Le deuxième pont suspendu de la Rivière de l’Est (article annexe)
Il y eut plus d’un pont suspendu à La Réunion !
Et plus d’un pont suspendu sur la Rivière de L’Est !
De quoi nous surprendre tant nous pourrions penser unique notre vieux pont dont la silhouette se dessine pour notre plaisir sur l’écrin sombre des gorges profondes de la Rivière de l’Est qui dévale du massif volcanique du Piton de La Fournaise. Une belle esquisse !
Un pont suspendu, c’est en effet l’alliance de la grâce et de la pesanteur. C’est la légèreté des lignes qui se dessinent sur le ciel. Et la puissance des ancrages qui supportent les câbles porteurs, lesquels, passant par-dessus les piliers, soutiennent le poids du tablier par une série de suspentes (ou câbles) verticales. Un tel mécanisme met en œuvre des poids et des forces considérables. Il impose un savant équilibre entre l’art, la technique et la nature.
Pont suspendu de la Riviere des Roches, Album de l’île Bourbon, Adolphe d’Hastrel
Mais quand donc avons-nous eu d’autres ponts suspendus ? C’était dans le temps…
Certes on avait des passerelles, mais, pour ce qui est des ponts suspendus à vocation routière, notre île a connu, à l’instar d’autres pays, sa période faste au XIXème avec l’édification de 4 ouvrages ! En Europe – en particulier en Angleterre – et aux USA, la révolution industrielle avec l’essor de la sidérurgie avait favorisé leur implantation. Du premier quart du siècle datent ces ponts de première génération tels que (1) le Jacobs’Creek, l’Union Bridge, le pont d’Andance sur le Rhône (ces deux derniers encore en service) et deux de nos ponts réunionnais de la côte Est ! Voilà qui nous place parmi les pionniers !
A cette époque, la colonie, qui s’ouvre à l’industrie sucrière, lance des grands travaux routiers intiés par le gouverneur Milius puis ses successeurs. Il faut ponter de nombreuses rivières dont les puissantes Rivières des Galets, Saint-Etienne, de l’Est et du Mât, etc. On peut être sidéré du choix de la technique d’avant-garde des ponts suspendus pour deux de nos ponts de l’Est, alors que Bourbon se complaisait encore dans les fers de l’esclavage !
Pont de la Rivière du Mât, Souvenirs de l’Ile Bourbon, Antoine Roussin
Quels sont donc nos premiers ponts suspendus ? Ces ponts dont il ne reste que de rares images et des traces écrites qui laissent apparaître parfois quelques petits écarts, de dates en particulier.
Il s’agit d’abord des ponts de la Rivière du Mât et de la Rivière des Roches. Selon Louis Maillard, ingénieur colonial des Ponts et Chaussées, « Ces deux ponts suspendus, demandés en Angleterre en 1821, arrivèrent en 1824 et furent livrés à la circulation en 1827″ (2). Quant à savoir combien d’ingénieurs et d’ouvriers spécialisés embarqués dans l’aventure, combien d’hommes libres, de Noirs coloniaux, d’esclaves et de condamnés – peut-être – assurant des travaux complexes, combien d’accidents ? On n’en sait rien…
Ils étaient beaux dit-on… Magnifique le Pont de la rivière des Roches, avec « sa travée principale » et ses « petites arches » d’après le dessin fait par Le lieutenant d’Hastrel, de passage à La Réunion entre 1836 et 1837 (3). Un ouvrage charmant au vu de la gracieuse aquarelle bleutée réalisée à la fin des années quarante par Caroline Viard qui, sur ce sujet, surpassa la pointe sèche de Roussin (4). Un « beau pont suspendu » selon le Gouverneur Sarda Garriga (5). « Plus beau, mais moins solide que celui de la rivière du Mât », écrit M. Dejean de La Batie, délégué de la Colonie puis député de La Réunion de 1847 à 49 (3). Lequel pont de la Rivière du Mât semble susciter plus que la curiosité à ses débuts. Ainsi le citoyen Renoyal de Lescouble évoque-t-il dans son Journal d’un colon de l’île Bourbon sa visite du 15 février 1827 au « fameux pont » en ajoutant : « C’est un fort bel ouvrage mais dans lequel je n’ai rien trouvé d’étonnant, si non qu’il est incroyable que les Français soient encor obligés de s’adresser à l’Angleterre pour si peu de chose ». De manière moins équivoque, l’ouvrage jugé « solide et gracieux » par tel autre (4) est présenté comme « l’un des plus grands bienfaits que la partie au vent ait reçus jusqu’ici du gouvernement » selon l’ordonnateur P.P.U. Thomas (6).
Notre 3ème pont est le premier pont suspendu de La Rivière de l’Est. Achevé en 1842, il date comme ses aînés d’avant l’abolition de l’esclavage et se situe dans une époque de prospérité sucrière marquée par la relance des grands travaux. On ose alors un ouvrage sur la redoutable Rivière de l’Est qu’on passait auparavant quand et comme on pouvait, à gué ou sur des passerelles de fortune, ou qu’on évitait en utilisant la Marine de Sainte-Rose. Placé semble-t-il à 500 mètres en aval du pont actuel, dans une zone plus élargie, il surplombait les eaux de 10 à 20 mètres. « Admirez son pont suspendu, le plus remarquable de la Colonie », dit l’écrivain journaliste Eugène Dayot dans Bourbon Pittoresque paru en 1848. C’est « l’un des plus élégants, des mieux construits, des plus pittoresques » de l’île écrit ultérieurement le Docteur Jacob de Cordemoy en déplorant sa disparition (4).
Premier pont suspendu de la Rivière de L’Est, Album de La Réunion, Antoine Roussin
Comment fonctionnaient ces ponts suspendus ? La singularité de la technique et les impératifs sociaux économiques et climatiques soumettant ces ponts aux vents de la côte Est avaient suscité des règlements qui sont éclairants. Ainsi voici quelques extraits des arrêtés presque similaires relatifs à la police des Ponts de fer de la Rivière du Mât, des Roches et de l’Est datés des Gouverneurs de Cheffontaines, puis de Hell et notifiés respectivement le 1/09/1829, 3/02/1830, et 21/02/1840 (nous donnons l’arrêté de 1829 concernant la Rivière du Mât et mentionnons sommairement quelques modifications pour les autres, tous tirés du Nanteuil, Législation de l’île de La Réunion, section Ponts suspendus, tome IV, 1862) :
« Art. 1er : Il sera placé au pont en fer de la Rivière du Mât un gardien, qui aura à sa disposition un noir du service colonial pour l’aider dans sa surveillance. Le gardien est autorisé à porter une arme. »
« Art. 2 : Le gardien veillera à ce que les voitures ne puissent passer sur le pont que depuis 5 h du matin jusqu’à 7 h du soir. Après cette heure, le passage sera fermé. » (additif en 1840 : les gardiens doivent prêter serment)
« Art. 3 : Il ne pourra passer en même temps sur le pont qu’une seule voiture chargée, deux cavaliers et six piétons. » (modifications : en 1830 : sur chacune des voies du pont ; en 1840 : la charge maximale est de 2 000 kg à l’appréciation du conducteur des Ponts et chaussées ; un permis est nécessaire pour les grosses pièces : cylindres, pompes à vapeur, etc…)
« En aucun cas, il ne pourra être toléré de rassemblement sur le pont. Les hommes en troupe et les noirs en bande devront passer à la file. Les chevaux devront être mis au pas, les charretiers devront marcher à côté de leurs bêtes de trait, et les conduire par le collier. »
« Pour l’exécution de cette disposition, le gardien se tiendra toujours aux abords du pont sur une rive, et le noir sur la rive opposée. Un signal avertira de l’entrée d’une voiture sur le pont, pour qu’elle ne soit pas exposée à en rencontrer une autre. »
Art. 4 : Toute résistance au gardien sera poursuivie conformément aux articles 209 et suivants du Code pénal. »
Bref, il y a des règles de conduite et des aléas qu’on tente de prévenir, à La Réunion comme ailleurs… On peut sur ces points imaginer bien des scènes cocasses ou moins drôles ! Avant la destruction de ces ponts.
Les ponts détruits de la Rivière des Roches et de la Rivière de l’Est, Album de La Réunion, A. Roussin
Quand et comment furent-ils détruits ? Trois décennies suffirent pour les anéantir.
On dit que le pont de la Rivière des Roches, souvent affecté par les crues, s’écroula en 1838 sous le poids d’un troupeau de bœufs (7) ! Est-ce l’effet d’un phénomène de résonance redouté quant à ce type de construction ? Est-ce cet effet que l’on avait voulu éviter par l’article 3 qui interdisait les attroupements et imposait de franchir le pont à la file ? Quoiqu’il en soit, après réparation, il fut ébranlé par des cyclones dont celui de 1844 et celui de 1850 qui l’a »renversé » selon un rapport du Gouverneur Sarda Garriga sur les dégâts du « coup de vent » dévastateur du 29 janvier 1850 (5).
Le Pont de la Rivière du Mât, dont certains louaient la solidité, révéla aussi des défaillances, ainsi celle d’un maillon de fer qui causa la mort d’un ouvrier d’après C. Jacob de Cordemoy (4). Consolidé sur une partie, cet ouvrage, que « la main de l’homme démolit » dans les années 1860 selon le Docteur Jacob de Cordemoy, montrait des signes d’usure en particulier son pilier central dit-on.
Quant au premier pont suspendu de la rivière de L’Est, il dura deux décennies et fut anéanti par l’éboulis monstrueux du 11 février 1861 consigné par le Docteur Jacob de Cordemoy (5), L’Annuaire de 1862 et les Notes de l’ingénieur Maillard (1) qui dit alors « il (le pont) vient d’être enlevé par une crue extraordinaire qui a fait ébouler des pans de montagnes, et comblé le lit du torrent de près d’un mètre au-dessus du niveau du tablier du pont ».
Bref, nos trois ponts suspendus furent détruits comme d’autres types de ponts malmenés par la furie des eaux, en particulier à La Réunion. Il fallut rebâtir. Dans les années 1860, on équipa la Rivière du Mât et la Rivière des Roches avec deux nouveaux ponts en fer de construction plus traditionnelle, tous deux en amont des anciens.
Quant à la Rivière de l’Est, un projet de pont suspendu resta suspendu 33 ans durant ! Avant d’aboutir au pont que nous connaissons ! Soit le 4ème pont suspendu de l’île en un siècle.
Et c’est ce projet de pont que nous suspendons jusqu’à notre prochain article.
Marie-Claude DAVID FONTAINE
- Le Jacob’s Creek Bridge, en chaîne de fer est construit aux Etats-Unis en 1801 et l’Union Bridge en 1819/20 au Royaume-Uni. Le Pont d’Andance, conçu par Marc Seguin, date de 1827 (références site structurae). Les Français amélioreront la technique en remplaçant les maillons par des câbles en fils de fer torsadés. Pour les 2 ponts encore en usage, on signale des travaux ultérieurs.
- Louis Maillard, ingénieur des Ponts et Chaussées en service à La Réunion pendant plus de 25 ans, fit paraître à son retour en France ses Notes sur L’Ile de La Réunion (Bourbon), chez Dentu en 1862 ( consultable en ligne). Selon C. Lavaux et Y. Perrotin, les 2 ponts demandés à l’ingénieur français Brunel qui travaillait en Angleterre ont été affectés in fine à La Rivière du Mât et des Roches.
- Adolphe D’Hastrel a fait paraître l’Album de l’île Bourbon en 1847, soit quelques années après son retour en France. Cet album « composé de 36 études, sites, costumes dessinés d’après nature » est précédé d’une Notice sur l’île Bourbon, écrite par M. Dejean de La Batie, Délégué de la Colonie.
- Publié après les les Souvenirs de l’ïle Bourbon (ou La Réunion), L’Album de La Réunion d’Antoine Roussin, paru de 1856 à 1876/1886, comprend des articles signés du Docteur Jacob de Cordemoy et de Camille Jacob de Cordemoy (apparentés et membres de la Société des Sciences et des Arts de La Réunion) ainsi que des lithographies des ponts suspendus (et autres) de l’époque réalisées par A. Roussin et ses collaborateurs. Parmi les articles retenus : La Rivière de l’Est, Dr.JC, Les gorges de la Rivière du Mât Dr.JC, La Rivière des Roches C.JC, Le Tour de l’île C.JC.
- Le Mémorial de La Réunion, direction de H. Maurin et J. Lentge, Tome II, réalisé par D. Vaxelaire assisté de M.C Chane-Tune. Article l’Ile aux ouragans, Tome III.
- P.P.U. Thomas, commissaire de marine-ordonnateur (fonction administrative) à Bourbon dans les années 1820 a publié Essai de statistique de l’île Bourbon considérée dans sa topographie, sa population, son agriculture, son commerce etc , 1828, (Prix de l’Académie Royale des sciences).
- La Réunion du battant des lames au sommet des montagnes de C. Lavaux, Patrimoine des communes de la Réunion, sous la direction de JL. Flohic. Le Mémorial de La Réunion, direction de H. Maurin et J. Lentge, Tome II réalisé par D. Vaxelaire assisté de M.C Chane-Tune.
Annexe : Bibligraphie élargie aux articles de journaux et Sites sur les ponts suspendus.
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