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Archive for the ‘histoire’ Category


En ces temps où sévit de par le monde le coronavirus, les Réunionnais qui connaissent l’histoire de leur pays, ne peuvent s’empêcher de penser à la grippe espagnole qui a durement éprouvé leur île après la fin de la première guerre mondiale. Voici, pour nos lecteurs, un rapide historique de cette véritable tragédie :

Le 31 mars 1919 un grand cargo, Le Madona, se présente à l’entrée du Port de la Pointe des Galets ; à son bord 1603 soldats réunionnais qui reviennent de la guerre 14. Inutile de dire leur joie de rentrer au pays, de revoir leur famille…Chacun retrouve alors la fiancée, le père, la mère, la ribambelle de petits frères et de petites sœurs…On est si heureux que les rires se mêlent aux pleurs.

Dans la foule qui se presse, des jeunes filles de la bonne société créole offrent aux vaillants soldats des paquets de cigarettes et des bouquets de fleurs par milliers. C’est la fête au Port, la fête à la maison…

La fête n’est pas encore terminée que dockers et condamnés s’affairent à décharger les marchandises ; ils enlèvent également le lest, la terre  qui se trouvait à fond de cale, pour faire de la place à la cargaison de sucre du voyage retour. Tout ceci  a lieu le 31 mars…

Quelques jours après cependant, la rumeur publique, « Radio- trottoir » comme on dit chez nous, se met à fonctionner : on dit que certains condamnés seraient tombés malades ; il paraît qu’ils avaient aidé à décharger le bateau. Qu’est-ce donc que cette maladie ? Le bruit court qu’il pourrait s’agir de la grippe espagnole…

Comment peut-on imaginer chose pareille?… Monsieur Brochard, Secrétaire général du Gouvernement et le docteur Auber, Directeur de la Santé ne peuvent admettre de pareilles sornettes ! Ils font paraître un avis dans les journaux qui indique que ces bruits sont sans fondement, qu’il n’y a aucune raison de s’alarmer, qu’il ne s’agit que d’une grippe, «  une simple grippe », une grippe tout à fait « ordinaire ». Mais les assurances qu’ils donnent, n’ont pas plus d’effet sur la population que gouttes d’eau sur feuilles de songe. Les gens commencent à prendre peur : ne dit-on pas en effet que 80 condamnés et gardes-chiourme de la prison de Saint-Denis sont déjà tombés malades ? Ne dit-on pas  également que dix personnes sont déjà mortes de cette « simple » grippe ?  Qu’est-ce que cela serait si ce n’était pas une simple grippe ?

Le 14 avril, les conseillers généraux se réunissent, alors que 30 personnes sont déjà mortes de cette grippe « ordinaire ». Un conseiller demande timidement s’il ne serait pas préférable de remettre la réunion à plus tard…Il n’en est pas question !…  A son tour, le conseiller Rossolin, s’armant de courage, demande quelques informations sur l’épidémie. « Quelle épidémie ? » demande le docteur Auber sans sourciller.

Mais à partir de là – on se demande bien ce qui leur prend – des quantités de gens se mettent à partir pour un monde que l’on dit meilleur. Dans la semaine de Pâques, uniquement à Saint-Denis, mille personnes s’en vont dans « la société où tous sont invités ». Il y a tant de morts qu’il n’y a plus suffisamment de cercueils. Chacun traîne de bon matin ses morts hors de la maison et les abandonne à même le trottoir. Une voiture spéciale passe pour faire la collecte des défunts ; des soldats se saisissent des corps et les balancent sur leur voiture déjà passablement chargée…Un jour ils passent devant une maison fermée  dont émane une odeur pestilentielle. Les soldats forcent la porte et découvrent une famille, le père, la mère et les enfants, tous décédés.

Devant le cimetière de Saint-Denis les morts s’entassent. Partout dans l’île on creuse des fosses, de plus en plus grandes… on y met une couche de chaux, une couche de morts, une nouvelle couche de chaux, une nouvelle couche de morts… Des animaux, chiens et porcs, errent aux alentours, qui commencent à se disputer les corps… Vraiment La Réunion fait pitié !…

Dans leur malheureux sort les Créoles ont parfois encore le sens de l’humour : un jour les soldats voient un mort sur le trottoir et s’apprêtent à le saisir et à l’envoyer rejoindre ses semblables sur la voiture. C’est alors que «  le mort » cligne des yeux, ouvre une bouche aux forts relents de rhum et leur dit : «  Na poin jordi, arpasse demin ! »

Cette épidémie – car comment l’appeler autrement ? – se poursuivit ainsi jusqu’au 11 mai. Ce jour-là un vent violent, un vent de cyclone, se leva, qui dura peut-être une heure. Lorsque le vent eut disparu, la maladie en avait fait autant. Les vieux Créoles assurent que le vent avait chassé le « mauvais air » et parlent d’un miracle…

La peste, la grippe espagnole, dura en tout quarante jours. Combien de victimes fit elle ? 7000 ? 10.000 ? 15.000 ? Bien malin qui saurait le dire ! Il est probable qu’un Réunionnais sur 10 est parti pour le pays dont jamais personne ne revient… et toute la population eut la conviction que le Madona en était responsable : dans la terre, en fond de cale, Le cargo transportait le germe de la peste (1).

Mais alors, pourquoi le gouvernement, pourquoi le Service de la Santé ont-ils ainsi menti à la population ? Sans doute leur intention était-elle de ne pas l’affoler. Peut-être aussi ne voulaient-ils pas assumer leurs responsabilités : comment expliquer le fait que La Réunion, contrairement à Maurice, ne disposait guère de médicaments ?

La grippe espagnole, le cyclone de 1948, la coulée volcanique ravageant Piton Sainte-Rose, ce sont des événements qui ont marqué les Réunionnais. Ils ne sont pas près d’oublier ces calamités. Mais il serait bon de réfléchir pour l’avenir aux moyens d’y faire face.

Chroniques créoles de La Réunion, dites à la radio par R. Gauvin.

Notes

1) Suivant l’une des hypothèses concernant l’origine de l’épidémie, la terre servant de lest au Madona aurait été prise dans des lieux où des Sénégalais, victimes de la grippe espagnole, auraient été enterrés (Cf. Le Mémorial).

2)   Il existe à La Réunion plus d’une fosse commune des morts de la peste, car celle-ci a touché toute l’île, en particulier les agglomérations importantes, causant des milliers de victimes… Dans le cimetière de l’Est à Saint-Denis 5 fosses communes abritent les restes mortels de centaines et de centaines de morts de la grippe espagnole. En suivant les repères le long du mur qui sépare le cimetière du boulevard on en trouvera 3 au repère 6 et 2 plus importantes au repère 16. Elles sont faciles à reconnaître, car de forme allongée, entourées d’un muret blanc.  Jusqu’à la fin des années 1970 une croix sur une fosse commune portait l’inscription «  à mes parents décédés en avril 1919 ». La rouille a depuis rongé l’inscription… Décidément il est fait bien peu de cas de notre histoire

3)   Pour ceux qui veulent aller plus loin dans leurs lectures : Le Mémorial de la Réunion, (Tome 5). Australes Editions.

4)   Photo n°1 (avec le Christ sur la croix) : Il s’agit d’une des trois fosses communes au repère n°6. Les dimensions, somme toute modestes, de l’espace entouré d’un muret, ne rendent pas réellement compte des dimensions de la fosse proprement dite où des centaines de personnes ont été inhumées.

5)   La photo n°2 correspond aux deux fosses communes du repère n°16.

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Mes souvenirs me ramènent au cyclone Jenny, une véritable catastrophe à Sainte-Suzanne… et dans toute l’île.

La journée avait commencé comme tous les autres jours de vacances ; le soleil était au rendez-vous ; les enfants que nous étions en profitaient pour déployer leur énergie dans des courses sans fin. À ce jeu Gildas et Madeleine étaient les meilleurs.

La grande case de Sainte-Suzanne en 1960

Nous étions alors les locataires de « mamzel Alice » ; nous étions 7 « zanfan », ceux de la famille IMIRA qui logeaient au fond de la cour dans un « kalbanon » (1) et nous. Pendant que les enfants assoiffés de jeux prenaient possession de la « kour », ce jour-là, maman (2) s’était gardée la roche à laver : les vacances l’avaient libérée des travaux de cuisine à la cantine et elle en profitait pour se convertir en lavandière.

Dans le bassin où coulait la fontaine, elle ahanait sur les pantalons du coiffeur de Sainte-Suzanne, le battoir à la main, pour retirer les dernières crasses ; l’épi de maïs et le savon (qui ne pouvait être que de Marseille) avaient déjà fait le nécessaire pour la propreté.

Le linge lavé, séché, devait aussi être repassé, le « karo » (3), chargé de charbons rougeoyants allait faire l’affaire. Elle avait la réputation d’être méticuleuse et de rapporter un linge impeccable : tout le monde appréciait son travail, même les « jeunes gens kraner » (4) n’y trouvaient rien à redire. L’art de la cuisine allait aussi consumer les heures de maman, le réchaud à pétrole l’attendait déjà, pour continuer à cuire au bon degré ce riz qu’elle avait au préalable trié, vanné et lavé à grandes eaux, toujours à cette fontaine. La marmite sur le feu, elle sollicitait l’aide des enfants et les envoyait dans les champs de cannes des alentours ramasser des brèdes (5) et essayer de trouver 2-3 tomates pour le rougail pimenté qui relèverait le goût de ce repas habituel.

C’est vers 11h30 avec la chute du « pied de papayes », que Jenny allait commencer son oeuvre de malheur. Pluies et vents n’allaient plus arrêter de forcir. Déjà les tôles de la boutique d’en-face avaient commencé à se déclouer, les arbres se pliaient, les feuilles embrumaient l’air et venaient se coller sur les murs ou les moindres obstacles.

Le cyclone et la nature (Photo V.G.)

Le temps était venu de se mettre en sécurité, de s’enfermer dans la grande case. Mais avant cela il fallait fermer la pauvre petite cuisine, ramener dans la maison la marmite de riz, le « carri lo grain » (6), les « brèdes » et le rougail-tomates. Puis clouter la porte. Là encore, maman prenait tout en main. Elle était partout, elle fermait toutes les fenêtres, en bas comme à l’étage, elle anticipait. C’est vrai que dans cette grande case en bois, la propriétaire, à cause de son âge n’avait plus l’énergie de ses vingt ans.

Mademoiselle Garros, l’autre locataire, cousine de notre illustre aviateur, marquée par les outrages du temps, n’avait plus toute sa mobilité. Tout ce petit monde rassemblé à l’intérieur, portes et fenêtres closes, était aux aguets, les oreilles tendues pour écouter le moindre bruit. Les tôles résonnaient sous les coups des gros grains de pluie créant une ambiance lugubre avec les gémissements du vent s’engouffrant par tous les interstices de cette vieille bâtisse.

La peur s’immisçait en chacun de nous, qui nous refugions dans la prière pour l’exorciser. Le chapelet s’égrenait au bout des doigts, la bougie bénie le soir de la veillée pascale donnait une petite lueur, lueur d’espoir d’échapper à cette « fin du monde » dont l’arrivée semblait imminente. C’est à ce moment-là qu’on entendit des « Au secours ! » : c’était la vieille voisine de quatre-vingts ans (7) dont la case avait perdu son toit sous les assauts du vent ; elle était seule sous la pluie à ne plus savoir que faire. Alors maman, toujours fidèle à sa réputation d’homme manqué, prit son courage à deux mains et vola à son secours. Elles nous rejoignirent « brattées » (8), serrées l’une contre l’autre. Dans ce sauvetage maman avait pris des risques ; elle nous expliqua qu’une feuille de tôle avait sifflé à ses oreilles ; elle saignait de la jambe parce qu’elle s’était pris une branche du letchi de la vieille en passant le « barreau ». (9)

Et cela continuait, les chapelets redoublaient d’ardeur ; c’est à ce moment-là qu’un grand bruit se fit entendre ; tout ce petit monde vivait en direct l’arrachement de tout notre toit qui s’envolait dans la cour de la voisine. Ce fut un cri unanime : « C’est fini ! », la mort guettait. On se réfugia encore dans la prière comme dans un dernier appel au secours. Les formules toutes faites, les âmes du Purgatoire, les « Je vous salue Marie », Les pleurs des enfants, tout était bon pour conjurer le mauvais sort. Sans toit, toute la maison prenait maintenant l’eau ; celle-ci ruisselait en suivant les murs. Le vent tourbillonnant se faisait de plus en plus brutal, les feuilles arrachées de leurs branches s’amoncelaient dans les coins des pièces.

Après une bonne heure et demie, vint le temps d’une accalmie ; nous reprenions notre souffle : c’est là que maman reprit la parole : « Attention, lé pa enkor fini ! Lo van Sin Pol la pa tourné ! » (10) Son expérience ne lui donnait pas tort et le vent reprit plus fort encore.

Après le passage d’un cyclone (Photo V. Gauvin)

Au bout d’une heure tout redevint calme. Enfin Jenny allait se perdre dans ce sud qui était sa destination. Son œuvre de désolation laissait La Réunion dans des jours sombres. Sainte-Suzanne était défigurée, les logements avaient payé un lourd tribut au météore.

Le cyclone parti, parties aussi nos peurs d’enfants ; oubliées nos grandes frayeurs de fin du monde ; ce n’était pas encore notre heure. C’est en bande que nous nous retrouvions le lendemain, le beau temps revenu, pour aller à la chasse aux fruits tombés, fruits à pain, avocats, cocos, goyaves. Tout était bon à ramener à la maison.

La séquence cataclysme se refermait. La rentrée scolaire était attendue pour pouvoir échanger avec nos petits camarades. Un tas de petits « moucatages » (11) se préparaient sur toutes ces peurs qui nous avaient envahis.

Alex Maillot

Notes :

N.D.L.R.

Merci à Alex Maillot de nous faire revivre avec verve cet épisode marquant de notre histoire…Parmi les cyclones, fort nombreux, qui ont affecté notre île, Jenny occupe une place particulière dans la mémoire réunionnaise. Ce fut un cyclone qui surprit notre île et ses habitants par sa rapidité de déplacement (35 km heure), par la puissance de ses vents, (dépassant parfois les 250 km heure) par l’étendue des dégâts causés : 37 morts, des dizaines de blessés, 4000 maisons détruites, 13.000 personnes sans abri, sans compter les dommages causés aux infrastructures (déjà insuffisantes) et aux cultures. DPR974.

1) kalbanon : cabanon. 2) Mme veuve Maillot Andrée, Léone, née Hoareau était cantinière.  3) Karo : le fer à repasser. 4) jeunes gens kranèr : jeunes gens crâneurs. 5) Les brèdes : végétaux que l’on fait cuire en bouillon ou en fricassée. 6) Les grains : grains secs, féculents. 7) Mme veuve Jean Hermelin.

8) « brattées » : se donnant le bras. 9) Le barreau : le portail. 10) « Attention ; ce n’est pas fini. Le vent de Saint-Paul n’a pas encore tourné ! ».  11) « Moucatages » : les railleries.

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la Rényon dann kèr

« Eskuz po l’retar,

La pa  nou la fot :

Dann shemin demoun té ki grouy,

Loto, inn déryèr l’ot,

Pa moiyen avanssé.

Zot i koné…premié novanm…

Tout Rényoné

Bouké flèr dan la min

I rann in pti vizit zot famiy

Sak la fine désot la vi.

 

« Zot i woi,

Nou la pa amène lis blan :

Dan l’tan, lodèr, zot té gingn pa suporté ;

Épula,

Roz noré kapul tro vitman la tèt an pitié

Ek le fésho ki fé.

Alorss

Ala pou zot

In bouké plui-d’or

Nou la kass granmatin 

Dann jardin.

« Zot i woi,

Konm tou-lé-zan

Nou lé la ;

Konm tou-lé-zan,

La repinn lantouraj ;

La pass la grate pou tir zoumine ;

Ek touf margrit, la bute in pé la tér…

 

« I sufi pa ?

In nafèr i shagrine azot ?

Nu konpran :

Zot i émré woir anou plu souvan…

Nu rode pa d’zeskuz

Mé la journé lé kourte

Ek tout sak nana pou fé…

 

« Soman,

Alé pa kroir nu oubliy azot :

Souvandéfoi, dan nout majinasion,

Nu koz sanm zot,

Ek zot nu devid le kèr.

Lérk gro traka i anklav la tète

Nu kalkul kosa zot noré di

Koman zot noré fé

Si zot té nout plass.

Toudsuit nuaj noir i fane…

Nu arpran kouraj

Pou kontinué avanssé

Dann santié zot la trassé.

Épula nu devine koman zot lé fier

Kan nu tienbo séktèr…

 

« Mé la pa tou sa : solèy la fine ariv anlèr dann sièl :

Dann simetièr Saint-Paul

Ma tante Marie i atann anou ;

Saint-Pierre,

Néna Tonton Kaliss pou alé woir.

« Adié !

In jour,

Lé sur,

N’artrouvé pou d’bon…

Mé avan sa na ankor in takon zafér pou fé :

Aranj la kaz,

Fé grandir marmay,

Donn azot in bon métié…

 

Èpula, zot i koné,

La vi…défoi…

Na osi son bon koté ! »   

                                                                                               Robert Gauvin.

 

Note : Une traduction française viendra pour qui sait attendre… 

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http://www.ina.fr/art-et-culture/arts-du-spectacle/video/I08024986/saint-denis-de-la-reunion-d-hier.fr.html

En une cinquantaine d’années, Saint-Denis capitale de près de 42000 habitants (1954) aux allures provinciales est devenue une grande ville de plus de 145000 habitants (2009).

Si notre patrimoine est riche d’images sur Saint-Denis, plus rares sont les films d’époque consacrés à la capitale. C’est donc avec intérêt que nous avons découvert ce petit film d’une dizaine de minutes sur le Saint-Denis des années cinquante, réalisé par Colette Landry et proposé sur le site des archives de L’INA. On le regarde avec la tendresse portée sur un temps à la fois proche et lointain, mais aussi avec le regard plus critique du Réunionnais d’aujourd’hui.

Quels regards sur Saint-Denis des années cinquante ?

La vue panoramique à partir de La Montagne souligne le plan en damier et l’effet de concentration de la ville. Les pentes du Brûlé et du Moufia, aujourd’hui très urbanisées, sont dégagées. Des quartiers paraissent peu peuplés tels les alentours de L’église de La Délivrance. Les immeubles, de dimensions plutôt modestes, annoncent les modifications à venir.

A travers « une promenade dans la ville », le film présente le centre urbain avec ses maisons et quelques bâtiments et monuments historiques ainsi que ses rues commerçantes et populaires.

Villa Kichenin (Collection privée).

Les belles demeures de grandes familles de la bourgeoisie créole signalent un certain art de vivre  derrière leur « baro » abritant des cours arborées et fleuries. On voit quelques cases plus modestes ainsi que l’ordonnancement des maisons de commerce ouvrant sur les trottoirs avec leurs balcons de fer ouvragé débordant. Beaucoup de bois encore et des toits en tôle fréquemment à quatre pentes.

On peut s’interroger sur la précarité de ce patrimoine architectural : nombre des maisons du passé ont vieilli ou ont disparu. Pire, elles disparaissent encore avec la densification de l’habitat qui conjugue besoins sociaux et intérêts financiers. Quelques maisons ont été sauvegardées comme monuments historiques, mais le travail de restauration peut parfois sembler plus ou moins réussi et ne compense pas des pertes regrettables.

Intéressantes sont les rues qui permettent la rencontre des hommes dans leur diversité et donnent à voir les moyens de transport de l’époque, tels les carrioles bourriques, les cars courant d’air, l’autorail et les peu nombreuses voitures d’antan. Notons aussi ces caniveaux d’écoulement des eaux usées courant dans la ville. C’était un temps de transport en commun précaire, où on marchait beaucoup, avec ou sans chaussures, sans oublier le chapeau.

Car « courant d’air » Collection Y. Patel

Intéressantes aussi sont les séquences de vie consacrées aux classes plus populaires ou aisées et qui montrent des facettes diverses de la société réunionnaise.

Le P’tit Marché grouille de vie, laisse entendre un peu de créole et offre ses produits réunionnais dont le bel espadon transporté à tête d’homme.

Les lavandières ou « femmes de l’eau » de Saint-Denis nous renvoient à un temps où la rivière était plus belle. On voit ces femmes courageuses porter leur énorme ballot de linge sur la tête, car les familles d’alors sont nombreuses, et aussi car elles sont blanchisseuses pour des familles plus aisées. Pas de nostalgie pour une pratique éreintante qui a disparu progressivement, mais respect pour ces femmes, distinguées par le film et les poètes Gilbert Aubry et Alain Lorraine.

Les bazardières, vendeuses de fleurs, pourraient dire comme Alain Peters, si le film leur donnait la parole, « Guète mon zoli bouquet ». Là encore, des femmes-courage qui cultivent souvent elles-mêmes ces fleurs dans les hauts et les composent en bouquet. Une vraie façon de travailler la fleur en « bouquet de tête » qui a disparu. Les images sont précieuses : un moment esthétique et un goût de P’tit’ fleur fanée pour reprendre la chanson de Fourcade qui ouvre le film.

La fête de l’école publique dans laquelle les provinces de France sont à l’honneur nous paraît singulière car beaucoup d’écoles publiques sont dans ce temps-là très faiblement dotées en moyens financiers. Cependant la séquence est absolument emblématique d’une époque où l’école tendait à l’assimilation à la France, par la langue et le contenu des programmes.

Le séga dansé devant une belle demeure, a lieu lors d’une fête donnée par le Conservateur du musée Léon Dierx. Sous la légèreté de la scène, nous pouvons lire chez cette bourgeoisie francisée une affirmation d’une certaine identité créole par la danse et la langue. Notons que ces années 50 seront très fécondes dans le renouvellement du saga qui investit largement l’espace public – alors qu’il faudra attendre plus d’une trentaine d’années pour le maloya – .

« Depuis ça le temps l’a passé »

De Saint-Denis à Sin dni…

Finalement, ce très court film nous offre des images intéressantes, même si elles manquent de qualité technique et si elles expriment un regard subjectif, voire exotique parfois. Il s’agit bien « d’une promenade dans la ville » et d’une « rencontre de la diversité de sa population » comme l’annonce la page de présentation de ce film qui a une forme de légèreté laissant le spectateur à ses réflexions. Le document ne cherche ni l’exhaustivité ni la solidité du reportage historique ou didactique.

Le propos révèle donc des insuffisances. L’histoire douloureuse de l’île marquée par l’esclavage est occultée. L’usage du créole est  limité, de même la diversité des cultes et croyances ainsi que l’imbrication des cultures. Il est fait silence sur le sous-développement et le sous équipement d’une ville dans une île qui vient de passer du statut de colonie pauvre à celui de département français.

Comme toute archive, ce film est une trace et un témoignage que nous devons interroger pour créer du lien et du sens entre passé et présent.

 

Marie-Claude DAVID FONTAINE

 

Note : Car « courant d’air », étant donné qu’il était complètement ouvert des deux côtés. Quand il pleuvait on se contentait de descendre une bâche imperméable, à droite et à gauche du véhicule.

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Mon père m’a raconté les péripéties d’une course cycliste à laquelle il a participé en 1929. Cette course, il l’a vécue « avec ses tripes ». Quiconque l’a connu, pourrait penser qu’il l’a quelque peu enjolivée car il avait le don de raconter des histoires et de les rendre palpitantes et plus vraies que vraies, mais un compte-rendu de cette course se trouve également, dans un petit journal réunionnais de l’époque « Le Sporting »  sous la signature d’un journaliste au nom prédestiné : « Hémon Lesport » (1). Si les deux versions divergent sur certains détails, cela tient uniquement au point de vue différent des deux narrateurs : l’un étant en plein dans la mêlée, l’autre ayant le recul nécessaire à l’observateur.

 

Laissons la parole à F. Gauvin :

 

A 15 ans, j’ai eu un vélo bien à moi, une Française-Diamant : un beau nom pour une belle machine! Maman l’avait acheté d’occasion à Gaston Arnould, un camarade qui avait dix ans de plus que moi, travaillait à Saint-Denis, le chef-lieu de notre île et n’en avait plus besoin. Elle s’est saignée aux quatre veines pour moi. Pour elle, ce vélo était un investissement sur l’avenir… Il fallait absolument que je réussisse dans mes études : nous habitions en effet au Bois de Nèfles Saint-Denis, à 10 kilomètres de l’École Manuelle que je fréquentais et l’usage de la bicyclette diminuait considérablement la durée de mes trajets du matin et du soir!

Ma Française-Diamant était un bijou de bicyclette au guidon baissé et qui pesait bien ses 12,5 kg. Elle avait deux vitesses, d’un côté une vitesse à roue libre, mais pour l’autre vitesse il y avait un pignon fixe et il fallait tout le temps tourner les pédales : ma bicyclette faisait 5,75 mètres de développement pour le pignon libre et 5,25 mètres pour le pignon fixe. D’autres jeunes, aux parents plus aisés, paradaient déjà avec leurs bicyclettes neuves et leur développement de 7,50 mètres.

Félix Gauvin et sa légendaire Française-Diamant.

 

Mais ne nous plaignons pas : je possédais un outil indispensable à ma réussite professionnelle !… Je n’oserais pas cependant affirmer que d’autres idées ne me trottaient pas déjà dans la tête : quand j’avais du temps libre, j’enfourchais ma Française-Diamant, me lançais dans l’exploration de la côte Est de notre île, sillonnais la région de Sainte-Suzanne : Le Bocage, Le Niagara et Bagatelle n’avaient plus de secret pour moi. Je m’exerçais également à améliorer mes performances dans l’ascension éprouvante de la pente Bel-air…Je suivais aussi de près les prouesses des vedettes locales du cyclisme, celles d’ALEXANDRINO, de DIJOUX qui habitait face à l’Ecole Manuelle, d’HORTENSE dont le père était « garde-police » ou encore celles d’AFFIZOU, un jeune Comorien qui manœuvrait le grappin de la Sucrerie de La Mare.

Un jour, à l’occasion du 14 juillet 1929, La Municipalité de Saint-Denis organisa une course… cyclo-pédestre… s’il vous plaît, dans les rues du chef-lieu. J’avais à l’époque 17 ans et suis allé m’inscrire à la Mairie.

 Le jour de la compétition, nous étions 19 coureurs, âgés pour la plupart de 17, 18, ou 19 ans.

Devant le Monument de la Victoire nous étions  placés sur deux rangées pour le départ. J’étais dans la deuxième rangée. Je n’avais pas vraiment peur, mais j’avais un peu d’appréhension tout de même car j’avais un frein qui serrait avec modération  et de plus il ne fallait pas chercher en moi un virtuose de la descente

 

Le circuit de la course du 14 Juillet 1929

 

« Colonne de la victoire et rue plongeant vers l’Océan Indien »

 

 Il fallait d’abord  dévaler la pente de la rue de la Victoire menant tout droit vers l’Océan Indien, tourner au dernier moment à droite sur le Barachois, passer derrière la statue de Roland Garros dont le regard se perdait toujours au delà des mers, remonter devant la Radio, s’engager dans la rue de l’Embarcadère (actuelle rue de Nice), foncer en direction du  cimetière de l’Est et du pont du Butor…Arrivé là on devait prendre la rue Dauphine, (actuellement rue Général de Gaulle), bifurquer dans la rue Bouvet pour atteindre le boulevard Doret, le Château Morange et monter l’allée des « grains de bouchon » jouxtant un bras de  la rivière du Butor. On reprenait ensuite la rue de la Source en direction du jardin de l’Etat, puis, par les Rampes Ozoux, on atteignait  la rivière Saint-Denis.  On descendait alors tant bien que mal au fond de la rivière qu’on traversait à pied en portant son vélo, car il n’y avait pas de route à cet endroit…

Ensuite c’était la Redoute et l’église de la Délivrance…Passé le pont, la rue de la Boulangerie, le dépôt de rhum, on atteignait enfin la rue de la Victoire et la mairie où se terminait le circuit.

 

Rendons la parole à F.  Gauvin :

 

Au départ de la course j’étais derrière et en arrivant au niveau du Barachois, j’étais toujours derrière, mais dans la rue de Nice,  « moin l’a bour le fer », j’ai mis le paquet, et au niveau du cimetière des Volontaires j’étais le premier. AFFIZOU était avec moi : je le craignais et il me craignait, car l‘on s’était déjà « mesurés ». À part lui, il n’y avait pas d’adversaire à ma taille, mais il avait un avantage sur moi : il possédait une Alcyon, une bien meilleure bicyclette que la mienne !…

À l’époque, le long du cimetière, on déposait des déblais les plus variés et soudain j’ai entendu « Fiaac ! ». Un clou venait de jouer un vilain tour à mon adversaire… Cela m’a donné des ailes !

 

L’erreur de parcours vue par F. Gauvin :

La course se poursuivit donc, mais il y eut un problème au niveau de la rue Bouvet. Il y avait bien des policiers près de la dite rue, mais ils ne savaient pas par où il fallait passer. J’étais alors le premier ; nous sommes montés par la rue Dauphine (actuelle rue Général de Gaulle) et là les policiers nous ont arrêtés devant le Muséum d’Histoire Naturelle et on nous a donné un nouveau départ à tous, aux deux groupes qui n’avaient pas suivi le même itinéraire. Et comme j’étais en tête du peloton, on me plaça d’office derrière tous les autres. C’était du « makrotaj » (2) Tout cela parce que j’étais coureur indépendant : je n’avais pas le tricot bleu ou rouge d’une équipe ; j’avais un tricot blanc et une culotte blanche et personne pour me défendre !

 

Comment le journaliste du « Sporting » rend-il compte de l’erreur de parcours ?

 

C’est ici que se place un incident qui eut certainement une grave répercussion sur le résultat général de la course : au coin de la rue Jacob se trouvait un indicateur officiel, insuffisamment au courant de l’itinéraire de l’épreuve, en dépit de ses assertions précédentes. Il eut le malheur d’indiquer aux premiers coureurs qui apparurent à ses yeux une fausse direction. Se trouvaient à ce moment en tête : GARBAY, ARNAUD, GAUVIN, VAUTHIER, DALAPA, NOBIS, De BALBINE, HORTENSE, PÉPIN, DUCAP, DIJOUX, etc…

De la manœuvre déplorable du contrôleur … naquit une regrettable confusion. Le peloton de tête continua sa route (la mauvaise) ; le peloton moyen stoppa, indécis, au milieu du plus grand désordre, cependant que le groupe de queue  (trois individus) s’engageait résolument dans la rue Jacob, conseillés par des suiveurs bénévoles.

Pour remettre les choses au point, une seule solution s’imposait : rallier les fuyards et les remettre dans la bonne voie.

 

 

La course reprit. Voici ce qu’en dit F. Gauvin :

 

Nous sommes montés vers le pont Doret ; Gaston ARNOULD, mon supporter y était posté avec sa moto ; il m’a stimulé : « Félix, courage ! Dépêche-toi ! » J’ai alors fait le forcing. GARBAY était juste devant moi. Sa casquette est tombée. Il s’est arrêté pour la récupérer et je l’ai dépassé.

  Là j’ai remarqué que tout le monde passait à la queue leu leu dans l’allée de « grains de bouchons » (3). J’ai trouvé cela bizarre. Je suis passé par le milieu et j’ai doublé un certain nombre de concurrents… En arrivant au niveau de la rue de la Source, il restait trois coureurs devant moi et là est intervenu le dénommé S. de K. (4) un turfiste bien connu et un grand sportif des milieux huppés  de Saint-Denis. Il avait une auto Talbot à grands rayons de bicyclette. Il protégeait, je pense, un coureur de la Patriote. Quand j’allais passer à droite, il m’empêchait de passer à droite ; quand je voulais passer de l’autre côté, il serrait de l’autre côté. Cela s’est produit au moins deux ou trois fois. J’étais hors de moi !

Devant moi il y avait DIJOUX, ALEXANDRINO et GARBAY, mais en faisant son virage de la rue de la Source pour tourner devant le jardin de l’État dans la rue qui va vers la Sécu, la pédale du vélo de GARBAY s’est cassée. J’ai dit : « Et d’un ! Il n’en reste  plus que deux à présent ! »

 

En arrivant au premier tournant des Rampes Ozoux pour descendre au fond de la rivière, le dénommé DIJOUX a fait un virage large, j’en ai fait un serré et je suis tombé. J’étais par terre, HORTENSE est arrivé et il est tombé sur moi. Il a alors porté sa bicyclette dans les escaliers et il est arrivé avant moi dans le fond de la rivière Saint-Denis !…

Pour traverser la rivière, je lui ai demandé de me laisser passer, car j’étais plus rapide que lui,  mais il a refusé : j’ai été obligé de rester derrière lui dans le petit sentier.

Je le voyais se débattre devant moi alors que j’étais gaillard comme un diable. J’ai insisté à nouveau.  Il n’a toujours pas voulu me céder le passage. Quand nous sommes arrivés sur le petit plateau devant la vierge et que je lui ai demandé une nouvelle fois de me donner le chemin et qu’il ne m’a pas laissé passer, j’ai attrapé sa bicyclette, j’ai tiré dessus et j’ai tout poussé sur le côté et je suis passé devant. Une fois arrivé à la Redoute, j’ai foncé dans la descente. J’ai laissé derrière moi l’église de la Délivrance et franchi le pont.

Arrivé à la rue de la Boulangerie, puis à la rue de Paris, les bougres (5) avaient deux bonnes longueurs devant moi. J’ai doublé ALEXANDRINO devant la Cathédrale, mais à partir de là le « tunnel » formé par les spectateurs s’était resserré et il m’était impossible de doubler l’autre coureur. DIJOUX est donc arrivé premier et moi second. J’ai eu une jolie prime de 450 francs et le vainqueur 750 F. Seuls 12  des  19 coureurs terminèrent la course.

L’arrivée de la course se jugeait devant l’Hôtel de ville !

Ce que dit le journal « le Sporting » :

L’arrivée, devant l’Hôtel de Ville se fit dans l’ordre suivant :

1er : DIJOUX Fortuné, 300 francs

2: GAUVIN Félix,    200 francs (6)

3: ALEXANDRINO Serge : 150 francs

4e : DALAPA Joseph,  100 francs

5e : PEPIN André,        50 francs ……

 

 

  1. Gauvin : c’est la seule course que j’ai faite étant donné qu’après cela je suis tombé malade. Je suis monté au Bois de Nèfles avec Gaston ARNOULD, lui à moto et moi à vélo. Il s’est arrêté devant la boutique Grand-moune (7) là où il y a le Christ aujourd’hui, pour prendre un paquet de cigarettes. Je l’ai doublé ; nous montions tous les deux chez Mme ARNOULD. Je suis resté l’après-midi à dormir là dans l’allée de la grande maison sous les araucarias; je me suis réveillé fatigué et je suis rentré chez moi. Après cela j’ai eu mal aux reins et à chaque fois que je faisais un effort, j’avais mal au dos. Si je roulais sur le plat, pas de problème, mais à chaque petite montée mon dos me faisait souffrir. Je n’ai plus jamais participé à des courses. La photo avec mon vélo a été prise 3 ou 4 jours après la fameuse course de Saint-Denis. J’avais alors 17 ans.

R. Gauvin

 

Notes :

1) « Hémon Lesport » : Lesport est certes un nom de famille réunionnais, mais derrière ce qui est ici un pseudonyme, se cachait un Mr Agénor, bien connu de toute La Réunion et qui ne manquait pas d’humour.

2) « Makrotaj » terme créole qui signifie ici « tromperie » « favoritisme » « affaire louche, malhonnête».

3) « Grains de bouchons », fruits durs non comestibles sur lequel on aurait pu facilement déraper et tomber. Le comportement des autres coureurs n’a donc rien d’étonnant !

4) Après le tour de cochon qu’il a joué à mon père, vous ne voudriez tout de même pas que je fasse passer son nom à la postérité !

5) En créole le terme de « bougre » est relativement neutre ; il signifie ici : «  les gens qui étaient là » « Les autres coureurs ».

6) J’aurais tendance à me fier plutôt à mon père qu’à Hémon Lesport en ce qui concerne les primes accordées aux coureurs arrivés en tête, car cette récompense représentait un « pactole » pour un jeune de 17 ans d’origine très modeste.

7 « Grand-moune » est le surnom du commerçant chinois qui officiait alors au centre du village. Il équivaut au « vieux », au « Grand-père », à « l’ancien ».

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Il était une fois un homme d’une force peu commune qui s’appelait Dimilié. Il avait un bâton d’un poids peu ordinaire. Un grand bâton, de la taille d’un cocotier mais bien plus solide. C’était une sorte de poutre en bois de fer (2)  qui ne le quittait jamais.

Dimilié avait acheté une concession sur les hauteurs de son pays et avait besoin d’hommes costauds, n’ayant pas peur du travail pour l’aider dans son entreprise. Il décida de faire battre tambour dans toute la ville pour recruter ses ouvriers : «  Si vous avez du cœur à l’ouvrage, venez rencontrer Dimilié ! Vous serez logés, nourris et bien payés ! »… Il suffisait pour prouver sa force et son courage de soulever de terre le bâton de Dimilié et de faire quelques pas…Les candidats au travail ne manquèrent pas. Mais personne n’arrivait à porter ce « bâton » sur quelques mètres, tant il était lourd.

Finalement un homme du nom de Tranche-montagne parvint à soulever le bâton et à le porter sur trois ou quatre pas.  Personne ne l’avait fait avant lui et Dimilié décida par conséquent de le recruter. Mais il en fallait d’autres et l’on fit battre et rebattre le tambour dans toute la région. On chercha partout et on finit par tomber sur un autre candidat du nom de Fondeur-de-plomb qui arrivait  tout juste à soulever le bâton. « Bien, se dit Dimilié,   prenons encore celui-là ; à trois on arrivera à s’en sortir! »

Dimilié

Le premier travail était de bâtir la case (3). Sinon, où mangerait-on le soir ? Où trouverait-on le calme ? Où dormirait-on après une dure journée de travail?… Un peu en contrebas de la case, on construisit la cuisine en bois sous paille à quelque distance de la case (un incendie est si vite arrivé !). Près de la cuisine on installa une cloche pour battre le rappel (à cette époque, il y avait toujours une cloche sur les propriétés) et un peu plus loin on installa un cabinet d’aisance.

Et une nuit passa ainsi… Le lendemain Dimilié déclara : « Aujourd’hui, Fondeur- de-plomb, tu mettras le manger au feu et quand il sera midi tu sonneras la cloche et nous descendrons pour le repas. »

Dimilié et Tranche-montagne montent  alors à l’habitation (4)tandis que Fondeur-de-plomb s’apprête à faire la cuisine. Sur le terrain, là-haut, les deux compagnons travaillent à corps perdu. On ne joue pas avec le travail…On travaille pour de bon ! On défriche 1000 gaulettes (5)de forêt, on gratte, on creuse des fosses, on plante… On défriche encore, on gratte de nouveau, on creuse d’autres fosses, on plante de plus belle et on attaque mille nouvelles gaulettes.

Mais il commence à se faire tard. Midi est passé depuis longtemps ; il y a un bon moment déjà que le soleil ne fait plus obstacle à l’ombre. Le ventre des deux compagnons commence à crier famine. Et la cloche qui ne sonne toujours pas ! Leurs entrailles se mettent à tirailler. Et toujours aucun son de cloche. Les deux hommes mangeraient des galets, les gros comme les petits. Mais la cloche reste toujours muette.

Finalement les deux hommes décident de descendre et de regagner la case. Ils entrent dans la cuisine : les marmites sont vides ! Ils entendent des appels au secours. On crie, on pleure, on geint. C’est Fondeur-de-plomb ! Il est par terre dans le cabinet, solidement attaché.

– «  Qu’est-ce qui t’est arrivé, mon camarade ? » demande Dimilié.

– « Des gens sont arrivés en nombre. Ils m’ont attaqué. Je ne me suis pas laissé faire, croyez-moi ! Je me suis défendu comme un beau diable. J’ai rendu coup pour coup. Mais ils étaient trop nombreux…Ils étaient quatre à me tenir par les bras, mais mes jambes étaient encore libres : Je leur ai servi  une volée de coups de pieds : coups de pied « bourrantes » (6)dans le ventre, coups de talons malgaches… Ils se sont mis à quatre pour me maintenir les jambes. »…

Le lendemain ce fut le tour de Tranche-montagne de rester à la case pour faire cuire le repas et Dimilié et Fondeur-de-plomb montèrent à l’habitation. Ils défrichent alors mille gaulettes de forêt : ils défrichent, grattent la terre, creusent des fosses, plantent … Ils défrichent encore, grattent de plus belle, creusent de nouvelles fosses, replantent et attaquent mille gaulettes de plus. Quand arrive l’heure de midi leur ventre se met à gargouiller, mais la cloche ne sonne toujours pas.

Dimilié dit alors à Fondeur-de-plomb : «  Ce doit être à nouveau la bande qui t’a attaqué hier ! Qu’en penses-tu ? »

Fondeur-de-plomb se contente d’émettre un grognement qui signifie : « Peut-être bien ! »

Les deux hommes arrivent alors à la case. La situation est la même que celle de la veille : dans la cuisine les marmites sont vides ; on retrouve Tranche-montagne dans le cabinet, qui appelle au secours. Attaché, enchaîné, il crie, il pleure, il se plaint : « Ils étaient toute une bande. Ils étaient au moins cinquante ! »

Le troisième jour Dimilié dit à ses compagnons : «  Écoutez-moi, vous autres, vous allez au travail ; c’est mon tour de rester. Je verrai bien comment ces bandits se comportent à mon égard. »

L’heure de midi arrive ; le manger est cuit ; rien que du mauvais (7)manger ! Du riz Basmati, un cari de bichiques, un rougail de mangues… Dimilié se prépare à sonner la cloche, quand débarque un vieillard, le crâne dénudé, portant grande barbe blanche, qui lui dit : « J’ai faim ! »

— Quand le manger est cuit, tout un chacun est bienvenu ! Je sonne la cloche et dès que mes compagnons arrivent, on passe à table. Préparez votre bouche en attendant ! »

–Je me fiche pas mal de vos compagnons : j’ai faim, je mange  et tout de suite encore ! »

Il tend la main vers la marmite, mais Dimilié l’arrête net :

–Non, grand-père ! Tu vas attendre les autres. On mangera tous ensemble ! »

Ne voilà-t-il pas que le vieillard saute sur Dimilié ! Et c’est qu’il est costaud le bougre! Il est fort comme un Turc ! Mais qui était-ce en réalité ? Pas vraiment un grand-père en tout cas. On aurait dit qu’il avait bouffé du cabri marron. Ne serait-ce pas celui qui… Vous voyez à qui je pense… Celui qui a, au derrière, une  queue enroulée comme un cordage et cache des cornes sous son chapeau !… Pour un vieillard, il était  bien vaillant.

Mais, face à Dimilié, il ne faisait pas le poids ! Dimilié l’empoigne, lui passe une clé malgache dans le cou. Puis  se saisit de son bâton, le plante en terre et y attache le vieux. Par  la barbe ! Il fait ainsi trois fois le tour du bâton. Que voilà colis bien amarré !

Fondeur-de-plomb et Tranche-montagne entendent la cloche qui sonne annonçant le repas :

  • Les bandits ne sont donc pas venus aujourd’hui ? »
  • Probablement ! »
  • Lorsqu’ils arrivent à la case tout semble normal. Dimilié est assis, tranquille comme Baptiste. De petits nuages blancs passent dans le ciel. Les becs-roses chantent dans les menées (8) de manioc. L’odeur du cari flatte les narines. Les deux compagnons prennent alors une assiette pour se servir.
  • « Vous savez, dit Dimilié, la bande de malandrins qui vous a attaqués… est  aussi venue pour m’agresser.… » Tranche-montagne et Fondeur-de-plomb sont bien gênés et n’ont pas le courage de le regarder en face.
  •  Venez voir. Elle est là, votre bande de malandrins ! »
  • Les deux compagnons ne savent plus où se mettre. Dimilié prend ses pauvres camarades en pitié ; il ne se moque pas davantage d’eux. Il leur dit : « Prenez un bâton et donnez-moi une bonne volée à ce malappris. Allez-y, mais faites attention ! frappez sur les reins, frappez sur les jambes ! frappez sur la moustache ! mais ne frappez pas sur la barbe ! Si la barbe cède…
  • Tranche-montagne et Fondeur-de-plomb ne se font pas prier. Chacun prend son bâton et ça y va : bababanm, bababanm ! Ils frappent et frappent encore ; sur le dos ! sur les jambes ! ils donnent une sérieuse volée de coups de bâton à celui qui mange le repas des autres, à ce voleur de manger cuit, à ce type qui vous attache dans le cabinet. Mais à un moment, dans le feu de l’action, le bâton tombe en plein sur la barbe ! Le vieux en oublie de demander son reste et s’enfuit à toutes jambes.
  • Bon ! C’est notre tour à présent de passer à table !
  • Quand on souleva le couvercle de la marmite, une bonne odeur se répandit dans l’air ! Elle flattait l’appétit pour de bon. Le mien en particulier. J’ai osé demander une part. La seule réponse qu’ils m’aient donnée fut un grand coup de pied au derrière qui m’a propulsé jusqu’à vous pour que je vous raconte cette histoire.
  • Conte en créole réunionnais recueilli par A. Gauvin et traduit en français par H. Payet et R. Gauvin.
  • Notes :
  • 1) Pourquoi ce nom de Dimilié ? C’est qu’il en valait plus d’un.
  • 2) Le bois de fer est un bois d’un beau brun, très dur, dans lequel il est très difficile d’enfoncer un clou.
  • 3) La « case » créole peut être une maison de paille ou de bois sous tôle ou même une villa de maître. Elle correspond en fait au « home » britannique.
  • 4) « L’habitation » en créole réunionnais signifie : l’exploitation agricole.
  • 5) La gaulette est une mesure de longueur valant 5 mètres.
  • 6) Coup de pied « bourrante » terme créole de moring (lutte) désignant un double coup de talon porté au ventre.
  • 7) « Mauvais manger » : trait d’humour traditionnel créole  qui, par antiphrase, qualifie un excellent repas.
  • 8) Les menées de manioc : les rangées de plants de manioc.

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Le 27 Février 1713, là-bas dans son grand château en France, le roi Louis XIV prit sa plume d’oie, la plongea dans l’encre afin de signer un décret par lequel il signifiait aux Bourbonnais, à nos ancêtres par conséquent, qu’ils devaient cesser de massacrer les tortues de terre, car le risque était grand de voir l’espèce disparaître à jamais… Mais comment en était on arrivé là ?

 

Pour bien comprendre l’histoire, revenons par la pensée à La Réunion des tout premiers temps : à cette époque notre île ne s’appelait pas encore La Réunion ; elle était inhabitée ; la surface de la mer, l’océan indien, était pratiquement déserte… lorsqu’un jour, un bateau, par le plus grand des hasards, arriva dans les parages. A bord il y avait de nombreux malades, fièvre, maux de ventre ; les dents des matelots « grénaient »  (1)… Quand un corps enveloppé dans un goni (2) faisait « plouc ! » dans la mer, tous, tracassés, se disaient en eux-mêmes : « Mon tour risque bientôt de venir ! »

 

Alors, quand du haut du mât la vigie criait : « Terre … ! Terre…! » on peut imaginer sans peine la joie de tous  les membres d’équipage , d’autant plus que s’offrait à leur vue un véritable paradis terrestre, une magnifique forêt grimpant du battant des lames au sommet des montagnes : palmistes, fanjans, tamarins des hauts, petits nattes, grands nattes, bois de bombarde, bois de chandelle, bois de fer, bois de maman, bois de change-écorce, bois de senteur, bois d’oiseaux, bois de source… Il y en avait tant et tant qu’il vaut mieux que je m’arrête, sinon nous serions encore là demain matin.

 

On s’empresse de débarquer, de boire de l’eau fraîche, de l’eau pure ; on se roule dans l’herbe et l’on sent tout de suite comme un soulagement ; ceux qui étaient mal en point se lèvent ragaillardis ; pour un peu les morts ressusciteraient ! Des oiseaux de toutes les couleurs, pas farouches, et pour cause – ils n’ont jamais connu d’humains – viennent voir les hommes, se posent sur leurs épaules, leur mangent dans la main : pigeons ramiers, tourterelles, perroquets mascarins, sans oublier une espèce d’oiseau bien gras, incapable de voler… Il suffisait de prendre un bâton, de frapper dans le tas et l’on en avait trop pour pouvoir tous les ramasser… Tous ces oiseaux en grillade, en rôti, en friture, en cari, en brochettes…j’imagine sans peine qu’il vous vient l’eau à la bouche !…Dans les rivières le poisson était en abondance : des anguilles, en veux tu, en voilà : il fallait faire très attention quand on voulait traverser une rivière, elles étaient si nombreuses  et si vigoureuses qu’elles risquaient  à tout moment de vous chavirer dans le courant !…

« Cylindraspis indica », la tortue de terre de Bourbon (3)

Et puis les tortues, de bonnes dimensions, capables de porter un homme sur leur dos. Une seule tortue suffisait pour rassasier 25 convives… Ah ! le foie des tortues : le goût oté ! (4)

Le seul ennui c’est qu’il y avait tant de tortues qu’on ne pouvait dormir la nuit à même le sol car elles risquaient de vous marcher dessus. Ah ces tortues ! On peut dire qu’on en a mangé et quand les voiles d’un bateau se gonflaient pour le départ, il y avait 200 à 300 tortues  vivantes à bord qui attendaient leur heure pour finir en cari. Vous devinez aisément ce qui s’est passé ! Toute cette chasse, tout ce gaspillage – à chaque fois on en tuait plus qu’il ne fallait – justifient bien le décret royal… qui n’a d’ailleurs pas servi à grand chose : essayez donc à l’heure actuelle de trouver encore une tortue sauvage sur la terre réunionnaise !!!

 

Ce que nos ancêtres ont fait des tortues, ils l’ont fait aussi des oiseaux, des poissons, des arbres. Ils ne se sont pas gênés, pour défricher, pour tuer. Et ce qu’ils n’ont pas fait, la maladie ou les animaux qu’ils ont introduits, chiens, chats, rats, cochons, cabris s’en sont chargé.

Ne serait-il pas grand temps que nous ouvrions nos yeux et notre esprit, que nous respections vraiment la nature, pour que nos enfants et les enfants de nos enfants puissent vivre mieux sur la terre que Dieu nous a donnée ?

 

R.Gauvin.

 

Notes :

  • « grénaient » : tombaient.
  • Goni : grand sac de jute.
  • Voilà à quoi devait ressembler la tortue de terre de Bourbon, disparue définitivement vers 1840, vue par une artiste d’aujourd’hui : pastel  de Marie-Antoinette B. tenant compte des découvertes les plus récentes…
  • Le goût oté ! : un vrai délice !

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Bonjour Mesdames, bonjour Messieurs, bonjour à toute la société !

Vous savez, bien sûr, ce qu’est un rêve. Qu’il s’agisse d’un beau rêve ou bien d’un cauchemar, cela se passe pendant votre sommeil. Il arrive qu’une fois réveillé on ne se souvienne plus de grand chose, mais parfois c’est différent, on s’en souvient très bien. En ce qui me concerne, j’ai souvent la chance de me souvenir des rêves que j’ai faits. Pas toujours certes, mais cela arrive quand même assez souvent.

J’ai rêvé un jour que je savais lire : figurez-vous, en effet, qu’il y a dans notre île plus de 120.000 personnes en âge de lire et qui ne maîtrisent pas la lecture : eh bien! Je suis de ceux-là !

Vous savez, quand on naît sous une mauvaise étoile, toutes sortes de mésaventures vous arrivent. Vous êtes le premier à perdre votre travail, premier à avoir des ennuis avec l’administration, premier à souffrir du mépris de la société, premier à subir les mauvais coups de la vie. Je ne sais pas si vous en avez vraiment conscience, mais je peux vous assurer que quelqu’un qui ne sait pas lire, souffre beaucoup dans notre société fondée sur l’écrit. Et si vous ne savez pas lire, vous êtes comme un handicapé dans la vie…Cela finit par vous stresser, par vous tourmenter jusque dans votre sommeil. C’est allé si loin, qu’un beau jour…j’ai rêvé que je savais lire.

Cela m’a pris un jour où plus exactement une nuit : je me souviens de m’être levé et d’avoir marché dans toute la maison à la simple lueur de la lampe de sel. Je jure que j’ai vu ma maison comme je ne l’avais encore jamais vue ; j’arrivais même à lire les jours sur le calendrier, les actualités sur les pages des revues, collées sur la cloison, ainsi que les informations concernant vedettes et gens de la haute, sans compter les nouvelles des guerres dans telle ou telle région du globe. J’étais très heureux d’être capable de voir et de lire tout cela. Le prix des courses sur le carnet de boutique (1) m’intéressait également, même si ce n’était guère bon marché…(2)

Mais ce dont je rêvais depuis longtemps, s’est enfin réalisé : j’ai pu lire sur le carnet de notes de ma petite fille ce que la maîtresse pensait d’elle. Ah ! Ma petite-fille – Elle est pour moi le Bon Dieu – et de plus elle travaille très bien. La maîtresse ne tarit pas d’éloges à son sujet : « Bien ! Très bien ! Trop bien ! Bon travail ! Bonne volonté ! » Dans mon coeur je me disais : si elle continue ainsi, elle sera infirmièse (3) ou même docteuse (3). Quand on peut être l’un, on peut également être l’autre, n’est-ce pas ?

Mais voilà tout à coup le réveil qui se met à sonner. C’est l’heure de se lever. J’ouvre les yeux et la première question que je me pose est de savoir si je sais encore lire. Hélas, non ! Je ne le sais plus, mais alors plus du tout. Mon rêve s’est dissipé : je n’arrive plus à lire ce qui est écrit sur le calendrier ! Ni sur la liste des commissions du carnet de boutique. Je n’arrive pas davantage à déchiffrer le nom des vedettes sur les pages des magazines. Il en est de même pour les nouvelles de la guerre. Et en ce qui concerne le carnet de notes des élèves, impossible à moi de savoir si les résultats sont bons ou non. Mon rêve s’est envolé et avec lui ma capacité de lire en comprenant quelque chose…Fini, bien fini !… À moins qu’une prochaine fois, lors d’un prochain rêve…Ce que l’on a pu faire une fois, on peut sans doute le « re-bisser » (4). N’est-ce pas ?

Georges Gauvin.

NOTES :

  1. C’était le carnet en double exemplaire sur lequel le commerçant chinois notait pour les clients importants les achats et leur coût. Le règlement se faisant à la fin du mois.
  2. Les gilets jaunes n’auraient-ils pas déjà frappé ?
  3. Tous nos lecteurs auront bien compris ce que l’auteur veut dire.
  4. « Bisser » est bon, « re-bisser » est plus clair ! N’est-ce pas ?

 

illustration Huguette Payet

illustration Huguette Payet

Ceux qui veulent et savent apprécier le créole réunionnais auront plaisir à découvrir ci-dessous le texte original en créole de Georges Gauvin.

Moin la fé in rèv éstra : moin téi konète lir ! !

Mésyé, Médam, la sosyété, zot i koné kosa i lé in rèv, kisoi in mové rèv, kisoi in bon rèv. In rèv ou i fé sa kan ou i dor.Dé foi ou ansouvien pi, défoi ou i ansouvien bien. Par shans, souvan dé foi, mi rapèl bann rèv moin la fé. Pa tout biensir, mé désèrtin kant mèm…

Moin la rèv moin téi konète lir. Pars figir azot néna isi La Rényon plis san vin mil pèrsone an az lir i koné pa lir pou vréman, é moin osi pou mon par moin lé an parmi sak i koné pa lir…Zot i koné kan ou lé né sou in mové zétoil tout kalité kanikrosh i ariv pou ou. Promyé pou pèrd travaye ! Promyé pou an avoir bann z’annuiman avèk l’administrasyon ! Promyé pou ète méprizé dann la sosyété ! Promyé pou soufèr bann trikmardaz la vi.

Mi koné pa si zot i koné mé mi di azot in moun i koné pa lir i soufèr bonpé dann nout sosyété bazé dsi sak lé ékri, alor forsé si ou i koné pa lir ou lé konm andikapé d’ la vi… Afors ou néna lo stress pou in n’afèr konmsa, dé foi sa i zigil aou ziska dann out somèye. Sé konmsa k’in zour moin la rèv moin té i koné lir.

Sa la trap amoin in zour, plito in nuite, mi rapèl moin la lové épi moin la marsh partou dann la kaz. La lanp do sèl téi sifi pou fé in klarté dan la kaz. Mi jur moin la vi mon kaz konm moin l’avé zamé vi é anplis moin té i pé lir lo bann zour dsi kalandriyé, lo bann laktyalité dsi bann paz katalog kolé dsi lo kloizon avèk bann védète, bann moun la ote, épi ankor bann gèr d’isi d’laba dsi la tèr. Moin té kontan oir épi lir tousala. Mèm lo karné d’boutik moin té kontan oir sak lété marké dsi-solman lété in pé shèr lo bann komisyon.

Mé sak moin té i rèv dopi lontan l’arivé : moin la gingn lir dann karné d’note mon pti fiy sak la métrèss téi pans d’èl. A ! Mon pti fiy, fransh vérité, sa mèm mon bondyé é anplis èl i travaye bien konm k’i fo. La métrèss néna arienk konpliman pou èl : Bien ! Trébien ! Tro bien ! Gayar travaye ! Bone volonté. Dann mon kèr moin té i di si èl i kontinyé konmsa èl sar infirmyèz, pétète doktèz. Kan ou i pé fé l’inn, ou i pé fé l’ot !

Mé ala toudinkou révèye i sone. L’èr pou lévé l’arivé. Mi rouv mon zyé é promyé nafèr mi pans, si mi konète ankor lir. Non ! Mi koné pi ! Mi koné pi lir ditou. Mon rèv lé déyèr moin : Pi d’lékritir dsi kalandriyé ! Pi d’ komisyon dsi karné la boutik ! Mèm lo non bann védète dsi paz katalog mi gingn pi déshifré. Parèye pou la guèr. Tanka lo karné d’zélèv inposib amoin oir in n’afèr si lé bon sansa si la pa bon bon. Mon rèv lété parti avèk mon kapasité lir pou konprann in n’afèr. Fini ! Terminé tousa… ziska pétète in proshène foi, in proshin rèv. Sak la fé in foi, i pé ro-bissé non ?

Texte original créole de Georges GAUVIN.

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Il y a quelque temps de cela, passait sur France-Inter, à une heure très matinale,l’émission de Fabrice Drouelle intitulée : « Affaires sensibles ».Ce jour-là il était question des enfants réunionnais déracinés de leur île de l’Océan Indien à partir des années 1960 et transplantés dans le département de la Creuse (1).

Ce furent de 1963 à 1982, plus de 2150 enfants réunionnais, d’origine modeste, orphelins ou non, qui furent ainsi envoyés dans de nombreux départements français qui souffraient du dépeuplement de leurs campagnes (Lozère, Corrèze, Tarn, Gers, Pyrénées orientales etc.) alors que leur île connaissait chômage et misère, avec une population jeune qui s’accroissait rapidement. C’est en Creuse que beaucoup d’entre eux ont fini par atterrir, c’est pourquoi l’on parle la plupart du temps des Déracinés de la Creuse.
Pour arriver à ses fins, l’administration se servait souvent de la ruse pour convaincre parents ou grands-parents analphabètes. On leur faisait miroiter pour les enfants la perspective de la réussite, d’études donnant accès à de « bons métiers ». Il suffisait que les parents signent un formulaire rempli par d’autres… Mais ces formulaires, ils n’arrivaient pas à les déchiffrer et souvent, à la place des signatures, figurent une croix et des empreintes digitales…On donnait aussi aux parents l’assurance verbale que les enfants pourraient rentrer au pays pour les vacances ce qui, à notre connaissance, ne s’est jamais produit.

Sur ces 2150 enfants, un certain nombre s’est tiré d’affaire…plus ou moins bien…Mais d’après les recherches faites récemment il a été estimé qu’un quart, voire près d’un tiers des enfants ont connu l’échec, les mauvais traitements et de graves souffrances psychologiques : dépressions et suicides n’ont pas concerné uniquement quelques cas isolés ; il suffit de voir encore, à l’heure actuelle, les visages marqués par la tristesse de certains enfants de la Creuse devenus adultes, pour se rendre compte de tout ce qu’ils ont enduré.

Tristes Tropiques de la Creuse

L’émission de France-Inter «  Affaires sensibles » concernant les enfants de la Creuse est un document essentiel pour qui veut comprendre cette triste affaire. C’est pourquoi nous recommandons à nos lecteurs de s’y reporter. Mais il existe bien d’autres moyens à la disposition de ceux qui veulent s’informer : livres, émissions radio ou télé, articles de  journaux, rapport officiel qu’on pourra aisément trouver sur internet (2). Il est plus que temps que tous les Réunionnais connaissent la vérité sur ces pages douloureuses de notre histoire.

Sur le même sujet l’émission faite en collaboration par France 3-Nouvelle Aquitaine et Réunion Première intitulée : « Loin, si loin… Les Réunionnais de la Creuse »commence par une fiction traitant de cette affaire ; un débat s’engage ensuite avec la participation d’anciens enfants transplantés à Guéret. Ce débat, particulièrement émouvant, est révélateur de la manière dont on a arraché des enfants à leur île, à  leur famille, à leur culture pour les transplanter à 10.000 km de chez eux. L’un des cas les plus intéressants est celui de Mme Andanson. Nous apprenons qu’elle était d’une fratrie de 6 enfants qui furent transbahutés dans la Creuse ; elle n’avait à l’époque que 3 ans !… Les frères et soeurs ont été rapidement séparés les uns des autres : tout a été fait comme si le passé des enfants, leur langue, leur culture et surtout leurs parents, leurs relations entre frères et sœurs ne comptaient pour rien. On a poussé le luxe dans la négation, dans l’effacement de leur histoire jusqu’à changer l’état-civil de cette petite fille.  Elle s’appelait au départ Marie – Germaine Périgone, était née à La Réunion au Bois de Nèfles Saint-Paul. On lui inventera un autre nom, un autre prénom, un autre lieu de naissance. Elle s’appellera dorénavant Valérie Andanson. Son lieu de naissance, attribué à posteriori : La Brionne, un village de la Creuse. Comment expliquer cette volonté de tout cacher, de faire table rase de tout un passé ?

Sa prime enfance dans la Creuse a été marquée par la violence de la famille d’accueil dans laquelle elle a été placée. Par la suite elle sera adoptée par une famille aimante – elle le dit elle-même – qui l’aidera à se construire normalement. Ce fut sa grande chance, alors qu’un de ses frères, marqué par l’exil, s’est suicidé à l’âge de 32 ans.

Devenue une jeune fille de seize ans, elle découvrira par hasard, que ceux qu’elle tenait pour ses parents par le sang, sont en fait ses parents adoptifs. Elle les aime assurément, leur est reconnaissante de ce qu’ils ont fait pour elle. Mais qu’on lui ait menti,  caché tout ce temps la vérité sur ses origines ; C’est cela qui pour elle, est inadmissible, intolérable. Était-ce sur les recommandations des autorités ? C’est possible, c’est probable (3)

Selon un autre intervenant dans le débat, Mr Coussy, journaliste qui a étudié cette affaire, aucun des enfants ainsi transplantés n’est sorti indemne de l’expérience. Beaucoup d’entre eux ont souffert de solitude, parfois de racisme ou d’exploitation dans les fermes et encore aujourd’hui, après plus d’un demi-siècle ils continuent à vivre avec le traumatisme causé par cette transplantation.

 

une enfance volée (image livre Martial)

 

Quels sont les responsables de cette situation ? Différentes sources considèrent qu’une grande part de responsabilité incombe à Mr Michel Debré qui fut des années durant premier ministre sous De Gaulle, responsable de différents ministères ensuite, avant de devenir député de La Réunion. Il exerça pendant de nombreuses années un pouvoir sans partage…Quel est le Préfet, quel est l’homme de droite qui aurait pu réellement lui résister ? (4)Quel est le fonctionnaire qui ne craignait pas l’exil depuis l’application  aux DOM de l’ordonnance d’octobre 1960 qui permettait au Préfet d’exiler de La Réunion tout fonctionnaire dont le comportement était de « nature à troubler l’ordre public »? Le Préfet n’était d’ailleurs aucunement tenu pour cela de justifier sa décision.

Dans la Réunion post-coloniale d’alors, qui sentait encore à plein nez la colonie, Mr Debré était tout puissant. Mais, dira-t-on, peut-être n’était–il pas au courant de tout ce qui se passait ? Peut-être ignorait-il tout de la situation des enfants réunionnais de la Creuse ?…Des témoins bien placés affirment qu’il était parfaitement au courant de la situation et des souffrances des enfants réunionnais transplantés. Ainsi le responsable de la maison de la Creuse, d’origine réunionnaise,  qui avait fait connaître son  point de vue sur la situation des enfants maltraités, exploités, mal en point psychologiquement, fut promptement limogé.

 

la une de Jablonka

 

Pour l’historien Ivan Jablonka (5)« Debré a traité l’île comme une colonie. »  Il parle de lui comme de l’homme qui « joua un rôle décisif… et défendit (cette opération de transplantation) contre vents et marées » (Cf. Wikipédia : Enfants de la Creuse).

Il est indispensable que la vérité éclate au grand jour, que les responsabilités soient clairement établies. Toutes les conséquences doivent être tirées concernant ceux qui ont tenu les ficelles. Il faut en outre que les torts envers les victimes soient officiellement reconnus et réparés.

 

Dpr974.

 

Notes

  1. À retrouver sur France-Inter sous le titre : « Les Réunionnais de la Creuse : Le Grand Préfet et les Déracinés », émission du 30 Août 2018.
  2. – « Loin…si loin… Les Réunionnais de la Creuse ». Une production France 3. Nouvelle – Aquitaine et Réunion Première. Débat sur You tube Guéret 21 juin 2017.
  3. – Étude de la transplantation de mineurs de La Réunion en France hexagonale (1962-1984). Rapport à Madame la Ministre des Outre-mer.–Philippe Vitale, Gilles Ascaride, Corinne Spagnoli : Tristes Tropiques de la Creuse. (Éditions K’A).
  • Yvan Jablonka : Enfants en exil, transfert de pupilles réunionnais en Métropole (1963-1982). Le Seuil.
  • Jean-Jacques Martial : « Une enfance volée » (Éditions 4 Chemins 2003).
  • 3) Mme Marie-Michèle Bourrat, psychiatre, qui participait au débat rappelle le secret que l’on devait autrefois garder à tout prix face aux enfants adoptés et défend la nécessité de dire la vérité : « On ne peut pas tout dire. Mais ce que l’on dit doit toujours être vrai ! ».
  • 4) Rares sont les hommes politiques de droite qui ont tenu tête à Michel Debré. À notre connaissance il en est deux qui l’ont fait : Pierre Lagourgue qui s’est présenté contre lui lors des élections législatives de 1981 et Mr Roger Payet, ancien président du Conseil général qui s’est prononcé officiellement contre l’Ordonnance du 15 octobre 1960, œuvre de Michel Debré, qui permettait d’exiler des départements d’Outre-mer tout fonctionnaire dont le comportement était de nature à troubler l’ordre public. C’est ainsi qu’ont été exilés 13 fonctionnaires de la Réunion.

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Des salines à l’Etang-Salé les Bains, dites vous? 

Mais oui !

C’était dans les années 1920.

 

Il n’y a pas de quoi s’en étonner avec un nom pareil : Etang-Salé. Un nom attesté sur les plus anciennes cartes de La Réunion, depuis celle de Flacourt établie en 1661 d’après les récits des exilés de Fort-Dauphin revenus de « l’Isle Mascaregne », à celle du chevalier de Ricous proposant en 1681 un « Pland de Lille Masquarin ou Bourbon » après y avoir séjourné. Un nom repris continûment par les cartographes successifs tels Selhausen (1793), Lislet Geoffroy (1819), ou Maillard (1852), dont les dessins signalent cet étang s’étendant, au-delà d’une petite frange littorale, parallèlement à la baie du Bassin Pirogue. 

 

Mais comment est-ce possible ? Où sont les traces de ces salines ?

Du côté de la mer peut-être ? Pas d’étagement de salines en vue au bord de l’eau, ni d’un côté, ni de l’autre de la rade portuaire abritée par le lagon. Mais un somptueux paysage, doux et puissant à la fois, qui conjugue les bleus du ciel et d’une mer vive et claire au gris moiré d’un fin sable noir s’étendant jusqu’au vert des filaos et des patates à Durand. 

 

Si ces salines ne sont pas visibles de la côte, sans doute faut-il chercher leurs traces à l’intérieur du village, lequel s’est étiré initialement sur la frange littorale entre le bord de mer, l’étang et la forêt sèche qui, plantée en filaos à la fin du XIXème siècle et – enrichie par des reboisements successifs – a fixé les dunes de sables mouvants et permis le développement de la localité.

Et là, quelques traces possibles. 

D’abord, la découverte d’un plan d’eau de dimensions réduites comparées aux données cartographiques antérieures. L’endroit a bien du charme avec les maisons environnantes et les profils des montagnes lointaines qui se reflètent dans l’eau. On en fait le tour par un agréable petit sentier, prenant plaisir à voir une nichée de poules d’eau ou une nuée de becs roses se balançant sur les tiges des joncs, ou quelque pêcheur guettant des tilapias…

 

Le plan d’eau actuel, photo Marc David, 2016

 

Puis une deuxième trace : la découverte d’une pierre taillée en stèle sur la Place Clémencin Honorine, large place damée qui accueille les promeneurs, les joueurs de pétanque et quelques barques et bateaux de pêcheurs remontés du bord de mer.

Hélas, l’inscription capitale indiquant le nom de la place a disparu de la stèle il y a quelque temps. C’est ce que nous voulons rétablir par cet article en évoquant le souvenir des salines de l’Etang-Salé et du saunier qui y a relancé l’exploitation du sel au quart du XXème siècle. 

 

Avant cette date, on récoltait bien évidemment du sel à l’Etang-Salé.

On l’a sans doute toujours fait de manière empirique et naturelle comme en d’autres lieux de l’île où il suffit d’aller sur la côte pour découvrir des cristaux de sel dans quelque anfractuosité de roche. Mais, historiquement, les premières formes d’exploitation du sel à l’Etang-Salé remontent au XVIIIème siècle. Ainsi – même s’il ne nous éclaire aucunement sur la fabrique citée – un document des Archives départementales, mentionné par l’historien Prosper Eve, évoque la mort de « Jean, esclave d’André Rault, employé à la fabrique de sel à la Grande Pointe de l’Etang-Salé[…] emporté et noyé par les lames de la mer en octobre 1728  » (1). De manière plus explicite, un autre document, reproduit par le site de l’ACSP (2), date du 3 février 1787 l’acte de permission « signé par MM Dioré et de Chanvalon[…] permettant aux dits Srs Pascalis et St Aubin, d’établir et former provisoirement dans les marécages de l’etang-dallé […]une saline, sur un espace de 200 toises »(soit environ 400 mètres de long). 

C’est celle-là dont parle l’historien Claude Wanquet quand il écrit : « A la veille de la Révolution, Pascalis, le plus riche habitant de Saint-Louis, dirige à l’Etang-salé une saline dont l’intérêt est très important pour l’économie insulaire. Bourbon manque en effet fréquemment de sel. L’entreprise de Pascalis peut pallier cette carence mais elle provoque quelques difficultés sociales car elle prive de nombreux pauvres d’une ressource précieuse. Aussi soulève-t-elle diverses contestations. »Aujourd’hui, elle soulève plutôt nos interrogations sur sa configuration, sur le recrutement de sa main-d’œuvre à une époque d’esclavage, ainsi que sur son système d’alimentation en eau, sachant que les sables non fixés étaient alors aisément déplacés par le vent.

 

Qu’advint-il de cette saline par la suite ?A défaut de données suffisantes, nous ouvrons quelques questions. Auraient-elles été reprises par d’autres propriétaires ? A une échelle moindre ou sous une forme redevenue plus empirique ? Voire, auraient-elles  fini par disparaître ?

Dans son Essai de statistique, publié en 1828, Pierre Philippe Urbain Thomas, Ordonnateur à Bourbon de 1817 à 1824 écrit : « Ce bassin qui a reçu et donné à cette petite contrée le nom d’Etang-Salé est une saline naturelle exploitée par les habitants des environs et qui offre une ressource précieuse à de pauvres familles. » Par la suite, au cours du même siècle, des voyageurs tels M. Simonin ou A. Billiard, qui passèrent par l’Etang-Salé, n’en parlent pas à l’exemple de F. Cazamian évoquant juste « un petit lac »,« souvent à sec »; ce qui prolonge nos interrogations.

 

La stèle Clémencin Honorine sur la Place du même nom, photo Marc David, 2014.

 

Il faut donc attendre le XXème siècle pour voir relancé un projet concret et ambitieux de salines à l’Etang-Salé les Bains. C’est le fait de Charles Robin, propriétaire également du four à chaux situé à proximité ainsi que d’un parc à huîtres en bord de mer. Cet homme d’action accorda sa confiance au saunier Clémencin Honorine, Réunionnais d’origine (4), qu’il recruta à Madagascar car ce dernier travaillait sur les grandes salines de Diego Suarez. Honorine, secondé par d’autres travailleurs, fit alors prospérer les salines du village pendant une vingtaine d’années, jusqu’à sa mort en 1946. Sans nul doute, l’homme avait l’art et la science du métier. 

 

On peut retrouver le souvenir de ces salines dans quelques documents tels des cartes routières et des pages d’auteurs. Si le poète Jean Albany, dont le grand-père était chef de gare à l’Etang-Salé, les mentionne simplement en évoquant dans Fare Farela case en bois qui « se trouvait du côté des Salines »et qui a été roulée« sur des rondins de filaos »jusqu’en face de la gare du village, Marie-Laure Payet nous en propose une idée plus précise dans son récit de vie intitulé Entre deux souvenirs. La station de vacances, écrit-elle, « possédait des marais salants en pleine exploitation. Bien vite, cet endroit devint un lieu de rendez-vous avec nos camarades. Marco, le paludier, nous laissait jouer à récolter le sel en nous servant de son immense râteau. Je ne me lassais pas d’observer l’eau de mer qui terminait sa route en labyrinthe dans des bassins plats sous forme de fins cristaux dorés, étincelant sous le soleil. J’organisais avec mon frère des concours d’équilibre sur la murette étroite, sous l’œil indulgent de Marco. »

 

Mais, si on veut en savoir plus, le mieux est de faire parler les anciens du village. Mettons donc nos pas dans ceux de Monsieur Louis Alain Savigny et écoutons parler la mémoire d’un des plus vieux pêcheurs du village et fils de Tétin Savigny dont une rue porte le nom. 

Ces salines qu’il a pu voir dans son jeune temps s’étendaient largement sur un vaste espace, qu’on peut borner par la route montant vers l’Etang-Salé les Hauts et correspondant approximativement  à l’arrière de la partie centrale du village actuel, aujourd’hui urbanisée. 

C’est ce que confirment des photos aériennes datant des années 1950. Sur celle que nous avons retenue, on voit bien qu’à la place de l’étang, on observe un vaste étagement de grands casiers s’étalant parallèlement à la baie. Seul un observateur bien informé pourrait deviner le magasin où le sel s’entassait, ainsi que ce qui pourrait être la première pompe et la deuxième plus au sud.

 

Vue aérienne des salines, 1950, © SHOM, Ifremer, Photothèque nationale

Car, en effet, comme nous le rappelle Monsieur Savigny, les salines étant séparées de la côte, il fallait donc pomper l’eau de mer pour les alimenter et assurer également le déversement du trop plein à la mer. Un canal d’alimentation menait donc à une pompe qui, située en aval, au bout de la baie, n’est plus que vestige aujourd’hui.  

 

Cette première pompe, hélas, montra des faiblesses car elle puisait dans une zone du lagon moins concentrée en salinité vu les résurgences naturelles d’eau douce qu’on trouve dans les petits bassins adjacents. On fit donc une deuxième pompe plus excentrée vers le sud, à une centaine de mètres de la première et donnant plus directement sur la partie rocheuse de la côte, vers la haute mer. Sans doute ce canal d’alimentation dort-il enseveli aujourd’hui sous les routes, le Chemin de la Vieille Pompe et les maisons bâties depuis. Hélas encore, cette deuxième pompe, faite de pierre et de chaux maçonnée, a été sérieusement endommagée par les derniers cyclones et grandes houles des deux dernières décennies. 

Pour en revenir aux salines, et aux propos de notre guide Monsieur Savigny, cette eau pompée était dirigée vers le haut et redistribuée dans les bassins où on faisait « cuire » ou décanter l’eau qui, avec l’évaporation naturelle au soleil, donnait le sel. Il fallait réalimenter les bassins en eau de manière périodique, une fois par mois le plus souvent, ou vidanger quand les pluies « lavaient » le sel dont on surveillait constamment l’élaboration. Deux à trois dizaines d’hommes et de femmes  travaillaient sur ces salines (et également sur le four à chaux) selon Monsieur Savigny. Ils venaient pour la plupart de l’Etang-Salé, Piton Saint-Leu, et Saint-Louis. Ces employés travaillaient protégés de gonis sur les pieds et les mains quand ils n’avaient pas de gants. Ils balayaient les casiers et raclaient le sel recueilli plus bas et entreposé dans une maison magasin, située vers le virage que fait la route nationale traversant le village.

L’activité tournait bien. On vendait du sel. Et même du beau sel, dit-on. 

 

La deuxième pompe, photo Marc David, 2014

 

Respect donc au paludier Clémencin Honorine et à tous ces travailleurs qui firent fleurir le sel de la mer indienne. Car faire du sel, c’est un métier qui demande une science de la nature et des éléments, encore plus dans un temps où on disposait de peu d’instruments. C’est maîtriser et gouverner les eaux, l’ensoleillement, la pluviométrie, les vents et les sols. Ce que fit Clémencin Honorine, vingt ans durant, l’œil aux aguets sur la cristallisation du sel.  

Après sa disparition en 1946, les héritiers Robin tentèrent de poursuivre l’activité mais dans un contexte économique plus difficile. Outre la concurrence du sel d’importation, il fallut faire avec le développement des marais salants de la Pointe au Sel à Saint-Leu à l’initiative d’Etienne Dussac, propriétaire de l’Usine de Stella Matutina. A partir des années 50, les salines de l’Etang-Salé cessèrent leur activité. Un lotissement SHLMR s’implanta ultérieurement près de la « vaste cuvette sèche ordinairement », mais remplie à la saison des pluies, »d’une eau boueuse qui n’était pas drainée »(5) et le village se tranforma progressivement.  

 

Qu’advint-il alors des infrastructures ?Des grands casiers dessinés sur ce qui était autrefois l’étang salé ? Qu’advint-il des pierres ou « murettes » qui les délimitaient, voire des pavages éventuels de certains bassins au moins, sauf à penser qu’ils disparurent emportés par certains ou enfouis sous les maisons et les routes ? (6) Ce qui est sûr, c’est que les salines disparurent, au point qu’on pourrait croire qu’elles n’ont jamais existé. Ainsi donc, sept décennies suffiraient à effacer des lieux une histoire, un vécu, un paysage économique et social et à redessiner de nouveaux espaces de vie qui pourraient laisser croire aux nouvelles générations qu’il en a toujours été ainsi. Le village s’est bien étoffé depuis, bien urbanisé, s’est ouvert au tourisme sans les excès constatés ailleurs, offrant à la fois les plaisirs du bord de mer et de la forêt. 

 

A la place des salines, on découvre aujourd’hui des maisons et un agréable petit plan d’eau. Lequel plan d’eau fait l’objet de discordes – portées par la presse sur la place publique (7) – entre la mairie, l’Etat (la DEAL) et des associations de défense du patrimoine en ce qui concerne l’entretien ou la préservation du lieu. Ainsi, à propos du dernier et massif curage effectué fin 2014, la mairie considère avoir créé un bassin de rétention des eaux pluviales financé pour moitié par l’Etat en 1988, quand les associations ACPEGES et ACSP arguent de la nécessité de protéger ce qu’elles considèrent comme une « lagune intérieure », riche d’un « écosystème » et précieuse sur le plan environnemental (7).

Finalement, si les salines et le sel ont disparu du village de l’Etang-Salé, la localité compte bien des atouts dont un patrimoine naturel et une histoire intéressante. Ne pourrait-on au moins préserver ce qui reste et le mettre en valeur, recueillir les témoignages et sonder les traces du passé et le sol lui-même qui cache encore ses secrets ? Encore un peu de temps, encore un peu de houle et les derniers vestiges des vieilles pompes iront à la mer comme le reste.

 

Or le sel, ce vieux compagnon de l’humanité, a de tout temps satisfait des besoins des hommes, a servi dans leurs échanges, a porté même certaines de leurs révoltes (8). Si on se réjouit de voir relancées les salines de la Pointe au Sel à Saint-Leu, on regrette de voir que la production de sel ne suffit pas pour La Réunion. Et on a du mal à penser que nous ne savons pas tirer le sel de la vie de l’Océan Indien qui nous entoure.

 

Avec nos remerciements à nos informateurs et plus particulièrement à Monsieur Savigny.

 

Marie-Claude DAVID FONTAINE 

 

 

1. ADR C°845 ; cité par Prosper Eve dans Les esclaves de Bourbon à l’œuvre, Revue n°2 des Mascareignes, 2000.  

2. Site de l’Association Citoyenne de Saint-Pierre portant sur un « Rapport sur le site de la lagune de l’Etang-Salé Les Bains » par les associations ACPEGES et ACSP, 20/01/11. 

3. Claude Wanquet : Histoire d’une révolution. La Réunion 1789-1803.

4. Clémencin Honorine est le père de Madame Visnelda, ancienne secrétaire de mairie de l’Etang-Salé et guérisseuse de grande réputation. 

5. Cet article du Mémorial de La Réunion, (volume 7, 1964-1979 p 166) sur Logement : Résidences et bidonvillesévoque à propos de ce lieu des problèmes sanitaires liés aux moustiques.

6. Selon les articles, sites et personnes, on parle de sol naturel mais aussi de pavages. Ces points mériteraient d’être éclaircis par des recherches et fouilles archéologiques.

7. Cf. articles de presse JIR et Quotidien et site ACSP autour des projets « Marina » et opérations de nettoyage du plan d’eau en 2009 et 2014 en particulier (ex : JIR du 17/02/15 ; Q du 18/02/15).

8. Par exemple contre la gabelle à la veille de la Révolution française ou contre le monopole des Britanniques lors de la marche du sel initiée en 1930 par Gandhi en Inde.

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