Le jour vint où le grand-père et la grand-mère Le Toullec, partis pour des cieux que l’on dit plus cléments, la maison familiale de ma femme fut mise en vente…(1) Ce n’était pas un palais, ni même une maison à étage, propriété de gros Blancs désireux d’en mettre plein la vue, mais une jolie case créole de plain-pied au bout d’une allée bordée de rosiers. Construite en bois sous tôle et bardeaux elle n’était plus de première fraîcheur : il fallait la vendre et partager les revenus entre les neuf héritiers (2).
Apparemment personne ne pouvait ou ne voulait s’en rendre acquéreur : cela coûtait un certain prix et il fallait, en outre, la restaurer de fond en comble. Dans l’assistance nombreuse des Hoarau et de leurs conjoints réunis autour de la grande table de la salle à manger, je remarquai soudain que ma femme semblait saisie d’un frétillement ; frétillement d’espoir ? d’excitation ? Des deux sans doute : c’est que l’idée avait germé en elle de vivre à nouveau dans la case où elle avait passé sa prime jeunesse, avec ses parents, ses grands-parents maternels, ses huit frères et sœurs…et sa nénène Simone.
Bien sûr il aurait fallu nous défaire de notre maison récemment construite sur les hauteurs de la ville avec vue imprenable sur l’Océan Indien. Mais mon épouse, quand elle voulait quelque chose, n’était jamais à court d’arguments, ceux de la raison certes, mais aussi et surtout ceux du cœur : nous pouvions, selon elle, vendre notre maison neuve, ce qui nous permettrait, d’avoir de quoi financer les travaux de restauration. Habiter au cœur de la ville, près des écoles, des collèges, des lycées, des terrains de sport et des cinémas nous mettrait à l’abri de la rude existence de parents-taximen, chargés en permanence de véhiculer leur progéniture vers différents lieux d’études et de loisirs.
Ma femme développa ensuite, entre quat-zieux, tout l’intérêt architectural que présentait la maison : la case n’avait-elle pas un cachet particulier, typiquement créole : une disposition intérieure originale, une façade décorée de losanges mystérieux, des lambrequins tout en finesse ? Ses façades Est et Ouest n’étaient–elles pas recouvertes de beaux bardeaux de tamarin ? N’avais-je jamais contemplé son plancher en petit natte et en grand natte aux couleurs contrastées? Sans compter sa varangue historique aux carreaux qui dataient certainement du début du 19èmesiècle ?
Cette varangue – parlons en de la varangue ! – elle en avait des choses à raconter sur toutes les familles qui avaient habité là, les Lassais d’abord à la jonction du 18èmeet la première moitié du 19èmesiècles, puis L’abbé de Margeris qui fut vicaire de la cathédrale de Saint-Denis, les demoiselles Vollard, et, last but not least, la famille, la tribu, le clan des Hoarau-Le Toullec : Ma femme avait encore à l’esprit les repas de famille du jeudi midi quand les enfants et petits enfants accouraient des quatre coins de l’île ; il ne serait jamais venu à personne le commencement de l’idée de rater le traditionnel rendez-vous hebdomadaire. Il fallait alors organiser deux services au repas de midi, dont le premier, consacré à la marmaille pendant que les adultes échangeaient des nouvelles de la santé, de la famille, de l’île et du Monde autour des pistaches, du rhum arrangé et de la limonade.
La maison c’était assurément un élément important, mais ma femme déclara qu’elle ne pouvait passer sous silence tous les arbres fruitiers qui faisaient l’attrait du jardin : les letchis centenaires, l’arbre à pain, le pied de mangues-carottes pour salades et rougails, la treille de raisin Isabelle (la vigne qui rend fou), sans oublier le camélia romantique qui poussait juste sous la fenêtre de Grand-mère. Ce n’était plus un jardin, c’était mieux qu’un verger, un véritable Jardin d’Eden, offrant de quoi manger, de quoi se soigner, de quoi jouer, de quoi vivre et être heureux.
« Pourquoi pas ? » concédé-je dans une dernière tentative de détourner la question ; j’essayai, en effet, de faire valoir que la maison voisine, construite en dur par le Grand-père lui-même, avec des murs porteurs de quatre-vingt centimètres d’épaisseur au moins, semblait forteresse inexpugnable, à l’abri des cyclones les plus terribles comme il y en avait eu en 1940, en 1944, en 1948, sans compter leurs enfants baptisés de noms de jeunes filles plus ou moins ravageuses, Jenny, Carole et celles qui, par la suite, ne manqueraient pas de nous tomber dessus, entraînant force catastrophes aisément prévisibles. (Je m’élève, entre parenthèses, avec la dernière énergie contre cette attitude sexiste qui consiste à donner aux cyclones des prénoms féminins !)
Qu’avais-je suggéré là !!!… Ce fut pour mon épouse l’occasion de m’asséner un argument imparable: « Bien, me dit-elle, mais ne viens pas me canuler si dans ton blockhaus d’à-côté, tu te retrouves assiégé par une meute de spéculateurs qui cerneront ta maison ! Ils monteront leurs bâtiments sur plusieurs étages : pour nous et notre famille, plus d’espace, plus d’air, plus de lumière ! Nous serons étouffés, écrasés, enterrés vivants ! »
Mon épouse avait du tempérament…Je dus m’avouer vaincu ! Nous achetâmes donc la maison créole et la restaurâmes… Elle avait vu juste : elle fut certes épargnée, car elle quitta cette terre pour l’autre monde et n’assista pas aux assauts des spéculateurs. Qui bénéficièrent de nombreuses complaisances pour ne pas dire de la complicité des autorités, chargées en principe de défendre notre patrimoine réunionnais. Je dus me battre contre des gens qu’une seule chose intéressait : faire le maximum de fric. Ils baptisèrent le quartier des écoles « le carré d’or », révélant par là leur seule motivation.
Pour pouvoir continuer à vivre je m’arrangeais pour fixer à toutes les fenêtres des rideaux, qui cachaient la vue sur l’écran de béton tout en laissant passer la lumière, pour lancer des lianes à l’assaut des murs du voisinage, je n’élaguai plus les letchis et les manguiers. Au bout de quelque temps j’eus le sentiment d’être oppressé; je manquais d’air et de lumière et me lançai à la recherche d’un élagueur qui aurait exaucé mon voeu d’être à l’abri du regard des voisins et du béton environnant. C’était la quadrature du cercle, tout un art, que seuls des élagueurs de haut vol savent réaliser : il fallait élaguer ni trop ni trop peu.
Je vis aujourd’hui encore dans cette maison et une question me taraude toujours : dans toute cette aventure je conçois sans peine que ma femme avec son vécu dans ce « lieu idyllique », ait été attachée à la maison de son enfance, mais que moi aussi j’éprouve pour cette maison, cette case créole, pour son histoire, son jardin, de tels sentiments relève de la magie et je ne peux m’empêcher de penser aux vers fameux de Lamartine :
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? »
Quand un souci m’effleure l’esprit, il me suffit de faire le tour du jardin, de respirer le parfum capiteux du Franciséa, de rendre visite aux oiseaux du paradis ou d’admirer la floraison des lianes de Mysore pour me sentir requinqué et je m’en retourne alors à mes occupations quotidiennes en imaginant qu’un des miens puisse un jour défier les spéculateurs et rester fidèle à la maison créole de la rue Sainte-Marie et à son oasis de verdure.
R. Gauvin.
NOTES :
- Ma femme était la fille de Jeanne Le Toullec et d’André Hoarau.
- Après avoir élevé leurs cinq enfants, les grands-parents Le Toullec avaient pris en charge les 9 enfants de Jeanne et André Hoarau, prématurément décédés.
Parmi ceux qui furent propriétaires de l’emplacement et de la case créole du 60 rue Sainte-Marie…
La famille Denis, Julien, Lassais: les Archives attestent le fait que cette maison, l’une des plus anciennes du quartier, appartint à la famille Lassais et ses descendants depuis la fin du 18èmesiècle jusqu’au 30 novembre 1859 où elle fut vendue à… Monsieur l’abbé Louis, François Margeris,en son vivant chanoine et vicaire général de Saint-Denis après la création de l’Évêché. J’ai voulu savoir si ces lieux avaient été consacrés par sa présence. Ma désillusion fut grande lorsque j’appris du père De Guigné, chargé des Archives de l’Évêché, à Saint-Denis, que normalement tout prêtre habite la cure, sauf si, habitant Saint-Pierre, Mr de Margeris avait un pied-à-terre à Saint-Denis ou s’il était à la retraite. Je reste donc dans le doute. Ce qui est certain, par contre, c’est que Mr de Margeris essaya en vain, par deux fois, de vendre la maison et finit par faire de sa nièce de Lisieux sa légataire universelle. Celle-ci revendit la maison à Mr de Fayard en 1883.
De 1936 à 1941 la maison fut la propriété du couple Ludovic Revest et Mme, née Legros. Mr. Revest était connu pour des articles journalistiques, suffisamment originaux pour qu’on les qualifiât de « revestades ».
En 1941 la maison fut achetée par les demoiselles Vollard, soeurs d’Ambroise Vollard, Réunionnais et marchand d’art parisien qui fit découvrir au public Van Gogh, Gauguin et Picasso entre autres. Il fut aussi à l’origine d’un don important d’œuvres d’art au Musée Léon Dierx à Saint-Denis.
Il n’est pas possible de citer tous les propriétaires qui se succédèrent dans cette maison : elle a changé assez souvent de mains. Mais une performance fut accomplie en 1944 -1945 par Mr. Camille Auber, qui, après avoir racheté leur bien aux sœurs Vollard au prix de 162.500 francs de l’époque, le revendit un an plus tard pour 300.000 francs aux époux Hoarau-Le Toullec réalisant ainsi un substantiel bénéfice…Depuis lors la maison resta dans la même famille jusqu’à ce jour, soit 73 ans : un record !