En ces temps où sévit de par le monde le coronavirus, les Réunionnais qui connaissent l’histoire de leur pays, ne peuvent s’empêcher de penser à la grippe espagnole qui a durement éprouvé leur île après la fin de la première guerre mondiale. Voici, pour nos lecteurs, un rapide historique de cette véritable tragédie :
Le 31 mars 1919 un grand cargo, Le Madona, se présente à l’entrée du Port de la Pointe des Galets ; à son bord 1603 soldats réunionnais qui reviennent de la guerre 14. Inutile de dire leur joie de rentrer au pays, de revoir leur famille…Chacun retrouve alors la fiancée, le père, la mère, la ribambelle de petits frères et de petites sœurs…On est si heureux que les rires se mêlent aux pleurs.
Dans la foule qui se presse, des jeunes filles de la bonne société créole offrent aux vaillants soldats des paquets de cigarettes et des bouquets de fleurs par milliers. C’est la fête au Port, la fête à la maison…
La fête n’est pas encore terminée que dockers et condamnés s’affairent à décharger les marchandises ; ils enlèvent également le lest, la terre qui se trouvait à fond de cale, pour faire de la place à la cargaison de sucre du voyage retour. Tout ceci a lieu le 31 mars…
Quelques jours après cependant, la rumeur publique, « Radio- trottoir » comme on dit chez nous, se met à fonctionner : on dit que certains condamnés seraient tombés malades ; il paraît qu’ils avaient aidé à décharger le bateau. Qu’est-ce donc que cette maladie ? Le bruit court qu’il pourrait s’agir de la grippe espagnole…
Comment peut-on imaginer chose pareille?… Monsieur Brochard, Secrétaire général du Gouvernement et le docteur Auber, Directeur de la Santé ne peuvent admettre de pareilles sornettes ! Ils font paraître un avis dans les journaux qui indique que ces bruits sont sans fondement, qu’il n’y a aucune raison de s’alarmer, qu’il ne s’agit que d’une grippe, « une simple grippe », une grippe tout à fait « ordinaire ». Mais les assurances qu’ils donnent, n’ont pas plus d’effet sur la population que gouttes d’eau sur feuilles de songe. Les gens commencent à prendre peur : ne dit-on pas en effet que 80 condamnés et gardes-chiourme de la prison de Saint-Denis sont déjà tombés malades ? Ne dit-on pas également que dix personnes sont déjà mortes de cette « simple » grippe ? Qu’est-ce que cela serait si ce n’était pas une simple grippe ?
Le 14 avril, les conseillers généraux se réunissent, alors que 30 personnes sont déjà mortes de cette grippe « ordinaire ». Un conseiller demande timidement s’il ne serait pas préférable de remettre la réunion à plus tard…Il n’en est pas question !… A son tour, le conseiller Rossolin, s’armant de courage, demande quelques informations sur l’épidémie. « Quelle épidémie ? » demande le docteur Auber sans sourciller.
Mais à partir de là – on se demande bien ce qui leur prend – des quantités de gens se mettent à partir pour un monde que l’on dit meilleur. Dans la semaine de Pâques, uniquement à Saint-Denis, mille personnes s’en vont dans « la société où tous sont invités ». Il y a tant de morts qu’il n’y a plus suffisamment de cercueils. Chacun traîne de bon matin ses morts hors de la maison et les abandonne à même le trottoir. Une voiture spéciale passe pour faire la collecte des défunts ; des soldats se saisissent des corps et les balancent sur leur voiture déjà passablement chargée…Un jour ils passent devant une maison fermée dont émane une odeur pestilentielle. Les soldats forcent la porte et découvrent une famille, le père, la mère et les enfants, tous décédés.
Devant le cimetière de Saint-Denis les morts s’entassent. Partout dans l’île on creuse des fosses, de plus en plus grandes… on y met une couche de chaux, une couche de morts, une nouvelle couche de chaux, une nouvelle couche de morts… Des animaux, chiens et porcs, errent aux alentours, qui commencent à se disputer les corps… Vraiment La Réunion fait pitié !…
Dans leur malheureux sort les Créoles ont parfois encore le sens de l’humour : un jour les soldats voient un mort sur le trottoir et s’apprêtent à le saisir et à l’envoyer rejoindre ses semblables sur la voiture. C’est alors que « le mort » cligne des yeux, ouvre une bouche aux forts relents de rhum et leur dit : « Na poin jordi, arpasse demin ! »
Cette épidémie – car comment l’appeler autrement ? – se poursuivit ainsi jusqu’au 11 mai. Ce jour-là un vent violent, un vent de cyclone, se leva, qui dura peut-être une heure. Lorsque le vent eut disparu, la maladie en avait fait autant. Les vieux Créoles assurent que le vent avait chassé le « mauvais air » et parlent d’un miracle…
La peste, la grippe espagnole, dura en tout quarante jours. Combien de victimes fit elle ? 7000 ? 10.000 ? 15.000 ? Bien malin qui saurait le dire ! Il est probable qu’un Réunionnais sur 10 est parti pour le pays dont jamais personne ne revient… et toute la population eut la conviction que le Madona en était responsable : dans la terre, en fond de cale, Le cargo transportait le germe de la peste (1).
Mais alors, pourquoi le gouvernement, pourquoi le Service de la Santé ont-ils ainsi menti à la population ? Sans doute leur intention était-elle de ne pas l’affoler. Peut-être aussi ne voulaient-ils pas assumer leurs responsabilités : comment expliquer le fait que La Réunion, contrairement à Maurice, ne disposait guère de médicaments ?
La grippe espagnole, le cyclone de 1948, la coulée volcanique ravageant Piton Sainte-Rose, ce sont des événements qui ont marqué les Réunionnais. Ils ne sont pas près d’oublier ces calamités. Mais il serait bon de réfléchir pour l’avenir aux moyens d’y faire face.
Chroniques créoles de La Réunion, dites à la radio par R. Gauvin.
Notes
1) Suivant l’une des hypothèses concernant l’origine de l’épidémie, la terre servant de lest au Madona aurait été prise dans des lieux où des Sénégalais, victimes de la grippe espagnole, auraient été enterrés (Cf. Le Mémorial).
2) Il existe à La Réunion plus d’une fosse commune des morts de la peste, car celle-ci a touché toute l’île, en particulier les agglomérations importantes, causant des milliers de victimes… Dans le cimetière de l’Est à Saint-Denis 5 fosses communes abritent les restes mortels de centaines et de centaines de morts de la grippe espagnole. En suivant les repères le long du mur qui sépare le cimetière du boulevard on en trouvera 3 au repère 6 et 2 plus importantes au repère 16. Elles sont faciles à reconnaître, car de forme allongée, entourées d’un muret blanc. Jusqu’à la fin des années 1970 une croix sur une fosse commune portait l’inscription « à mes parents décédés en avril 1919 ». La rouille a depuis rongé l’inscription… Décidément il est fait bien peu de cas de notre histoire…
3) Pour ceux qui veulent aller plus loin dans leurs lectures : Le Mémorial de la Réunion, (Tome 5). Australes Editions.
4) Photo n°1 (avec le Christ sur la croix) : Il s’agit d’une des trois fosses communes au repère n°6. Les dimensions, somme toute modestes, de l’espace entouré d’un muret, ne rendent pas réellement compte des dimensions de la fosse proprement dite où des centaines de personnes ont été inhumées.
5) La photo n°2 correspond aux deux fosses communes du repère n°16.
Merci pour ce rappel intéressant. Comme il est troublant de retrouver des signes du présent dans le passé. Et de penser que la grippe espagnole a ravagé le monde il y a un siècle, avant de disparaître, et avant le Covid19…
A tous, un impératif: Tienbo!
L’hypothèse selon laquelle l’épidémie serait partie du lest de terre provenant des cales du Madonna ne tient pas scientifiquement (voir l’ouvrage des Docteurs Gaüzere et Aupetit sur l’histoire de la médecine à La Réunion, et les publications scientifiques -nombreuses- de 1919.
Quant au fameux témoignage de l’ouvrier Adolphe Saint Ange, il est suspect: non daté, il ne correspond à aucun individu qui aurait porté ce nom à cette époque.
Je dispose, si vous le souhaitez, d’une analyse de cette période de quelques mois, pour laquelle j’ai effectué quelques recherches aux Archives départementales, en amont et en aval de la période, qui montrent que les autorités, au courant de l’arrivée de l’épidémie dans la zone dès la fin de l’année 1918, n’ont pas osé placer les 1500 poilus de retour de métropole (et en particulier du dépôt des colonies de Marseille, où l’on recense de nombreux décès de l »influenza »- et dont le gouverneur de La Réunion est avisé) en quarantaine. Il est très vraisemblable que des poilus étaient déjà malades à bord, et ont répandu, via le train qui les ramenait au plus près de leurs familles, l’épidémie dans l’île.
Une autre cause de propagation de l’épidémie est le retour des permissionnaires à Saint Denis et dans les différentes villes de l’ile, entre le 7 avril et le 18 avril, pour toucher leur solde, et s’inscrire au réembarquement sur le Madona, car officiellement, la guerre continue en Orient, et les Poilus ne seront démobilisés qu’après l’épidémie.