Quel titre étrange, voire paradoxal ! Comment un trou, synonyme d’enfermement, de prison, peut-il dans certains cas, évoquer à La Réunion, la liberté ? D’où vient ce goût des Réunionnais pour leurs cirques naturels, leurs grottes, leurs cavernes, leurs tunnels de laves, leurs trous de bébêtes (1), leurs îlets (2). Historiquement cela s’explique par le fait que les esclaves d’abord, pour échapper à la servitude, ont pratiqué le marronnage dans les endroits les plus cachés, les plus inaccessibles de notre île. Imités plus tard en cela par les descendants des colons blancs qui ne voulaient pas dépendre de l’autorité de leurs aînés, seuls héritiers des terres familiales : le trou c’était l’indépendance, c’était la liberté !
Nous avons déjà écrit sur des trous de la Réunion, le Trou Pilon, le Trou de Sas et le Trou de Cissia qui se trouvent dans le sud de l’île (3). Nous poursuivons aujourd’hui notre périple de découverte avec trois autres trous dans l’Est, dont deux sont en fait des îlets : le « Petit Trou » avant le pont de l’Escalier sur la route qui mène à Salazie et, dans le cirque proprement dit, les « Trous Blancs » au pied du Gros Morne. Notre dernier point de chute sera le « Trou de Fer », une curiosité naturelle impressionnante qui mérite le détour ou à défaut un survol en hélicoptère…
Quand on s’engage sur la route de Salazie, viennent immédiatement à l’esprit les vers de notre poète national (4) évoquant l’intérieur de l’île :
«Perdu sur la montagne, entre deux parois hautes,
Il est un lieu sauvage au rêve hospitalier… »
C’est à Petit Trou, dans un cadre semblable qu’a vécu, Léon LARAVINE, un personnage singulier dont Catherine LAVAUX (5) nous rapporte l’histoire : « C’était une figure originale : sur le « rempart » dominant la route de Salazie, près d’une aiguille très pointue, il avait installé son « boucan » (6) à peu près à la hauteur de Petit Trou. A cet ancien combattant, le gouvernement avait donné, en récompense de ses bons services, un petit bout de terre. On pouvait y accéder facilement par le chemin de Dioré mais Léon préférait la rapidité et la difficulté en grimpant par le rempart à l’aide d’une échelle de corde. Il élevait là-haut bœufs, cabris, porcs, volailles qu’il tuait et descendait par son échelle pour aller les vendre à St-André. Il vivait comme un Robinson… Un jour on s’étonna de ne pas l’avoir vu de la semaine ; quelqu’un monta et le trouva mort… »
Près de P’tit Trou au lieu dit « La Passerelle », vivent aujourd’hui des familles qui doivent traverser la Rivière du Mât pour rattraper la route de Salazie. Dans les années 1960 monsieur COLLET père, pour pouvoir écouler ses produits agricoles, construisit de ses mains et à ses frais une « passerelle » au-dessus de la rivière, qui donna son nom au petit village.
La passerelle de Mr Collet (collection privée).
La vie était dure et la passerelle d’alors rendit bien service jusqu’au jour où le RSMA (Régiment du Service Militaire Adapté) se fit un devoir de la doubler d’un pont carrossable. Cela a tout changé : Quel bonheur de vivre aujourd’hui dans de tels « petits trous » à l’abri du vacarme des villes ! Aspect idyllique, vie de Robinson, mais celui qui connaît la nature réunionnaise sait que tout peut changer très vite. À preuve les cyclones, les crues, les éboulements de terrain comme nous le verrons bientôt.
Les Trous Blancs.
Nous continuons vers Hell-Bourg pour nous rendre aux « Trous Blancs » au pied du Gros Morne. A écouter les gens du coin, ce site aux coteaux pentus a connu une histoire paisible. Pourtant, en 1875, selon un document des Archives Départementales, les habitants ont eu une peur bleue et ont été « obligés de déguerpir des environs du sinistre arrivé au «Grand Sable» en raison du danger qu’il y avait à demeurer dans une localité devenue inhabitable ». Quittèrent ainsi la zone dangereuse : LEBRETON Hubert, veuve BILLAUD, TECHER, DUGAIN Henri, DUGAIN Auguste, FESSARD André, FESSARD Jean-Baptiste, DAMOUR Exoïde, PAUSE Jean, SAUTRON Henri, L’INTÉRESSÉ Oscar, TOUSSAINT, NICOLAS Joseph, ROBERT Charles, JULIENNE F. , L’INSENSIBLE Eugène…
Que s’est-il donc passé à cet endroit ? Charles LEAL, journaliste mauricien, qui visita l’île en 1877 raconte cet événement dans son « Voyage à La Réunion ». « Il me tardait – écrit-il – de voir de près l’endroit où avait eu lieu le grand éboulis de 1875, qui a fait tant de victimes au Grand Sable. M. Joseph TECHER, un cultivateur de la Terre Plate, que j’avais rencontré le jour même de mon arrivée, voulut bien me servir de guide, me déclarant qu’il avait été témoin de cette effroyable catastrophe. Voici textuellement l’histoire des faits tels qu’ils se sont déroulés, et tels que M. TECHER se rappelle les avoir enregistrés dans une lettre écrite à l’un de ses amis, le lendemain même de l’éboulis. »
Eboulis du 26 novembre 1875. (Album de Roussin)
« Mon cher ami,
… La pluie qui, depuis plusieurs jours, tombait par torrents, venait de cesser, quand tout à coup, j’entends (un) bruit terrible … Encore à demi mouillé, je sors de la paillote qui me sert de cuisine, et alors un de ces spectacles qu’il n’est pas donné de contempler deux fois dans la vie, s’offre à mes yeux ! Les blocs, descendant du Gros Morne, roulaient les uns sur les autres, s’entrechoquant avec un bruit semblable au roulement du tonnerre, puis, rencontrant un Morne qui s’élève au pied des Salazes et qui, à ce qu’il paraît, est plus dur que le granit, s’élevaient à plus de cinquante pieds et retombaient en bondissant comme une grêle gigantesque. Peu à peu le calme s’est fait et alors nous avons pu nous rendre compte de l’horrible désastre. Cases, familles, et plantations, tout avait disparu dans le Grand Sable naguère si animé ; hier encore, une jeune fille du fond venait nous faire part de son prochain mariage et aujourd’hui, elle et son fiancé dorment sous l’éboulis. »
Le 24 novembre 1875, sous un amas colossal de roches et de terre, (18 millions de mètres cubes), 17 cases furent englouties entraînant la mort de 63 personnes. Aujourd’hui une stèle rappelle cet événement tragique sur le sentier de la boucle des Trous Blancs.
Le Trou de Fer… ou comment j’ai échappé à l’enfer.
Cascade du trou de fer, photo V. Gauvin
« Quoi ? », me dit mon interlocuteur, touriste fraichement débarqué sur notre île, « Vous prétendez être Réunionnais et n’avez jamais exploré le Trou de fer ? Vous êtes bien tous les mêmes. Vous habitez une île extraordinaire, l’île à grand spectacle, à en croire vos agences de voyage à court de superlatifs et vous ne connaissez pas le Trou de fer ?! »
Je fus tenté de répondre vertement à ce représentant d’une espèce fort répandue, celle des Jesaistout, pour qui le monde n’a pas de secrets et qui connaissent notre île intimement avant même d’y avoir mis le pied et s’en repartent au bout de quinze jours, fort des convictions forgées bien avant leur arrivée.
Je voulais, pour prouver ma qualité de Bourbonnais grand teint, de créole authentique, de Réunionnais de bonne extrace, en appeler à mes ancêtres venus de Bretagne, de Goa ou du Tamil Nadu, du Mozambique et de Madagascar. Je voulais mettre en avant ma maîtrise incontestée de la langue créole, mon addiction au piment, au rougail, au carri et au punch. Je voulais invoquer ma foi, résultat d’une subtile alchimie de plusieurs religions, judéo-chrétiennes, hindouistes et animistes. …Mais je sentis que le cas de mon interlocuteur était désespéré et pensai in petto: « À quoi bon ? » en me contentant de sourire…
Et pourtant il y avait là une faille dans mon armure, un manque dans mon éducation, une lacune dans ma culture : je l’avoue humblement, je ne connaissais pas le Trou de fer. Je me devais de réagir avant qu’il ne fût trop tard. Je décidai incontinent d’explorer cet abîme, d’entreprendre la descente quasiment abyssale du Trou de fer, de risquer ma vie s’il le fallait. J’en pris l’engagement solennel :
Croix de bois, croix de fer, Si je mens je vais en enfer !
Première possibilité : la randonnée.
Plusieurs possibilités s’offraient à moi que j’étudiais avec le plus grand sérieux, la première étant la randonnée, sac au dos, à partir d’Hell-bourg ou de la petite Plaine vers le gîte de Bélouve avec sa magnifique forêt de Tamarins des Hauts et de là vers la cascade du Trou de fer.
La reine des Tamarins, abattue peut-être, mais vivante ! Photo V. Gauvin
Je me réjouissais à l’idée de rencontrer en chemin la « Reine des Tamarins », arbre gigantesque, qui par sa hauteur, son diamètre, ses branches, son feuillage offrait, hélas, trop de prise aux cyclones. À force de rafales, de vents tourbillonnants, de ralés-poussés, un cyclone plus intense que les autres avait fini par l’abattre. Mais même dans cette position allongée, inconfortable et peu naturelle pour un arbre, il avait retrouvé assez de force et de ressource pour continuer à plonger ses racines dans les profondeurs du sol volcanique et lançait vers les cieux des branches nouvelles.
Il y avait cependant deux inconvénients à choisir cette voie : D’abord le sentier qui était difficilement praticable en temps de pluie (7) et Dieu sait si les averses sont fréquentes dans cette région de l’île ! Cependant que l’eau venue du ciel s’infiltrait par le moindre interstice, sous l’imperméable on dégoulinait de sueur. Dans la grisaille on n’y voyait goutte et la progression s’avérait malaisée… On pataugeait dans la gadoue ; les chaussures collaient au sol, et au moment où l’on s’attendait le moins, le sentier se transformait brusquement en toboggan et l’on entreprenait sur les fesses une glissade involontaire d’une bonne dizaine de mètres, au risque de se retrouver dans les ronces du ravin, corbeilles d’or, sapans ou raisins marrons qui vous attendaient toutes griffes dehors. Dans le meilleur des cas on se relevait, pantelant, le visage scarifié, le corps endolori, complètement mouillé, berné (8 ) de pied en cap d’une boue visqueuse, en se demandant ce que l’on faisait là, ne sachant s’il fallait poursuivre sa route ou rebrousser chemin…Bref, très peu pour moi !…
Lorsque le guide touristique que je m’étais procuré, m’apprit en outre que l’on n’arrivait pas réellement au trou de fer mais à un point de vue d’où l’on apercevait, en l’absence de brume, entre deux averses, la cascade du trou de fer à une distance respectable, je renonçais à prendre cette route qui ne me permettait pas d’arriver à mes fins : descendre au plus profond du Trou de fer !
Si je choisissais cette voie je risquais d’être la risée de générations de touristes.
La deuxième possibilité : la technique de l’araignée.
Je décidai alors de changer mon fusil d’épaule et pour cela d’adopter la technique de l’araignée Nephila inaurata (à ne pas confondre avec le bibe vulgaire ou le babouk !) qui fait des prouesses de géométrie dans l’espace à partir du fil qu’elle fabrique en tant que de besoin. Je m’adressai à une équipe de canyonistes accomplis qui voulut bien m’initier et m’accompagner. Je me voyais déjà tout harnaché, chaussé de brodequins, la tête en sécurité dans un casque quasiment intégral. Je m’imaginais suspendu par un harnais et une corde à des sortes de piquets de métal, solidement fixés dans la roche dure. Tant bien que mal je progressais vers les profondeurs en repoussant du pied la paroi contre laquelle je risquais plus d’une fois de m’écraser.
Je me souvins alors que j’étais sujet au vertige et qu’il arrivait aussi – ce fut le cas récemment pour un malheureux alpiniste descendant les Salazes – que les piquets ne tiennent pas et que l’on soit précipité à quelques centaines de mètres plus bas avec le résultat qu’on devine aisément. J’eus la sagesse de renoncer à cette performance qui risquait de mal tourner.
L’araignée Nephila inaurata dans ses oeuvres…(Aquarelle H. Payet).
Il ne me restait plus qu’une seule possibilité, le recours à l’hélicoptère…
On m’assura que ce moyen de déplacement offrait une sécurité satisfaisante, mais avant de m’engager plus avant je résolus de visionner un film sur le sujet. Ah, mes amis ce fut une expérience révélatrice qui hanta nombre de mes rêves avant le jour fatidique ! Je vis dans ce film comment l’aéronef décollait à la verticale en quelques rotations de ses hélices, puis, après le rapide survol de la plaine littorale, il s’engagea dans un lit de rivière entre deux parois qui progressivement gagnèrent de la hauteur. Bientôt il fut enfermé, enserré, bloqué : un mur à droite, à gauche un à-pic, en face une infranchissable muraille de Chine. Aucune issue, aucune perspective… L’hélico et ses passagers étaient pris au piège, mais le pilote, cet inconscient, ne semblait pas s’en faire, bien qu’il fût en charge d’âmes humaines. Que faire, Bon Dieu, Seigneur ! Que faire ?
Le bruit des pales du rotor se transforma, de bourdonnement il devint pétarade, puis vacarme que répercutait l’écho. L’hélico était condamné au sur-place. Dans le film les passagers s’affolaient, visiblement saisis de kap-kap (9). Une dame particulièrement pieuse, s’était déjà signée moultes fois ostensiblement… Soudain, ô miracle, alors qu’on ne s’y attendait plus, un espace se dégagea qui ouvrit à l’appareil une voie certes étroite, mais suffisante pour qu’il se faufilât sans demander son reste. Équipage et passagers étaient sauvés ! Alleluja !
Le film en question montrait alors l’endroit où devait commencer la plongée dans le trou proprement dit. Devant des yeux qui avaient du mal à rester dans leurs orbites, s’ouvrait un entonnoir dans lequel se précipitait une cascade qui se jetait à des centaines de mètres plus bas. Lentement d’abord, puis plus vite, l’hélico s’enfonça. En même temps s’amorçait un mouvement opposé de l’estomac, des intestins, bref des entrailles, qui voulaient trouver une issue… vers le haut. Comment cela allait-t-il finir ? Nul ne le savait, sinon peut-être le pilote qui gardait prudemment le silence… Tant bien que mal l’on arriva au fond de l’entonnoir qui ressemblait lorsqu’on levait les yeux à un tunnel vertical…On n’était pas au bout de ses peines, car il faudrait bientôt reprendre la montée !
Si la descente apparaît normale au commun des mortels en fonction des lois de la gravitation newtonienne, quelles sont donc celles qui sont à l’œuvre pour la remontée ? Je ne les connais pas toutes, si ce n’est que plus vite on monte et plus vite les entrailles, les tripes et autres boyaux ressentent une propension égale mais opposée à se précipiter vers le bas…
Une autre loi universelle également est celle qui nous enseigne que plus la situation est délicate et plus les appareils sophistiqués ont tendance à se dérégler…C’est à ce moment précis, en effet, que le bruit des pales se fit irrégulier, laissant craindre une panne plongeant équipage et passagers dans un doute métaphysique…
Après bien des vicissitudes et des tournés-virés l’on atteignit à nouveau le sommet de la cascade et d’un bond guilleret l’aéronef, comme délivré de la pesanteur, franchit la chaîne de montagne, déboula à toute vitesse dans le cirque de Salazie, frôla à la vole le Piton d’Anchaing et joyeusement regagna sa base. Ici finit le film.
Ils en sont revenus, photo V. Gauvin
…Deux jours plus tard j’eus de bonne heure un appel téléphonique urgent. La compagnie d’hélico m’annonçait que mon survol prévu pour cette date, devait être, hélas, pour d’impérieuses raisons météorologiques, annulé. Par politesse je feignis la déception, mais intérieurement je jubilais : mon esprit était soulagé, mon cœur bondissait d’allégresse. J’avais retrouvé l’optimisme et le goût de vivre. Le fameux survol en hélicoptère fut remis – Grâces soient rendues à Dieu – aux calendes grecques, ou si vous préférez à la Saint Glinglin !…
Christian Fontaine et Robert Gauvin.
Notes :
(1) Le « trou de bébête » évoque en créole réunionnais un coin perdu, situé au diable vauvert.
(2) « On appelle ainsi à Bourbon (La Réunion), les localités circonscrites comme des îles par des cours d’eau, des ravines et même de simples plis de terrain, sur les pentes des montagnes » (F.de Mahy, 1891). Cf. Le Dictionnaire illustré de La Réunion.
(3) Se reporter à l’article de ce blog intitulé : De la « Psychologie sociologique des trous »…
(4) Ce qui valait pour « Le Bernica », dans l’Ouest de l’île, sous la plume de Leconte de Lisle, convient parfaitement pour le cadre de l’îlet Petit Trou.
(5) Catherine Lavaux est l’auteur d’un livre remarquable sur La Réunion, constamment réédité depuis 1973, intitulé : « Du battant des lames au sommet des montagnes ».
(6) Boucan : petite cabane de paille.
(7) Il faut reconnaître que depuis l’époque dont nous parlons l’O.N.F a travaillé à l’amélioration de ce chemin en construisant de nombreux caillebotis qui permettent d’échapper à la boue due à un climat particulièrement pluvieux.
(8) Nous créoles étions dans le vrai : le terme « berner » – courant en créole – n’existe pas dans notre Petit Robert français, mais l’internet nous apprend que J. Orr, s’appuyant sur une interprétation très plausible d’une expression utilisée par Rabelais, pense que le sens principal de « berner » serait « souiller » ; « berner » étant dérivé de « bren » (matière fécale). Cf : http://www.cnrtl.fr/ définition/berner in Etymol. et Hist.
(9) Kap-kap : avoir le kap-kap (Créole) : trembler de fièvre.
(10) D’après les connaisseurs de la terminologie géographique, le nom de Trou de fer serait utilisé par erreur. Le nom exact que l’on pourrait retrouver sur des cartes anciennes serait « Trou d’enfer » dont tous les visiteurs reconnaissent qu’il est tout à fait justifié. Une pétition devrait bientôt circuler pour obtenir la restitution de cette appellation contrôlable.
Read Full Post »