vue par un écrivain réunionnais…
(Réédition à l’occasion de la fête de la Salette)
En ces journées du patrimoine et des fêtes de la Salette il nous a paru intéressant de publier un extrait d’un roman d’Axel Gauvin, prouvant s’il était nécessaire, que le patrimoine architectural, historique, religieux et littéraire pouvaient se conjuguer. Nul doute que cela fera naître ou renaître chez nos lecteurs réflexions et souvenirs. Bonne lecture à tous !
Pour le monde de La Réunion, Quartier-trois-lettres (1) n’existe que le dix-neuf septembre, jour de la fête de Notre-Dame de la Salette, jour de ferveur, de piété, jour pour mieux prier Dieu, jour pour supplier le miracle.
Des heures de temps, des femmes au visage sillonné par la mâle-souffrance demandent la guérison de leur mari, de leur garçon, du garçon de leur garçon :
– Notre-Dame de la Salette, elles disent, les mains rivées l’une à l’autre. Tu vois comme il souffre, c’est un rache-cœur de le voir souplaindre comme il souplaint. Il faut être galet pour ne pas avoir l’âme qui coule quand la crampe lui monte dans le bois de ses reins. Tu as vu ses jambes : deux os maigres sans un grain de chair ! Et sa figure ? Un noyau de mangue sucé ! Il faut que tu prennes pitié de lui.
Et leurs bouches ajoutent des prières, qui pour être plus conventionnelles, n’en sont pas moins pensées, senties, vécues : « Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous… »
Ce ne sont pas là des prières pour la performance, des prières comptabilisées au chapelet : ptit grain, gros grain, j’saute un grain ; ptit grain, gros grain, j’saute un grain. Ce ne sont pas là des prières pour faire le vaillant, des prières pour se vanter après : « Aujourd’hui j’ai égrainé dix dizaines de dizaines de chapelet »…
Des heures de temps des bougres au visage maigre, aux yeux enfoncés dans leurs orbites, halent, marche après marche, brasse après brasse, leurs pantalons en toile kaki et leurs sandalettes en plastique sur le chemin de croix qui amène à la chapelle :
– Encore dix gaulettes à faire, encore sept gaulettes, et la pente mon Dieu, et la pente, disent les voix dominées par l’oppression de poitrine. Et à chaque étape du chemin de croix de Jésus, l’homme aussi s’arrête :
– Mon Dieu, que vous ai-je fait ? Je n’ai pas mérité de passer un martyre si tant tellement grand.
Encore cinq gaulettes, encore deux gaulettes. On s’arrête une fois de plus, on essuie du mouchoir écrasé la transpiration qui vide dans son cou, on lève un instant la tête pour regarder les gousses pendillant des grands tamarins qui – grand merci Bon Dieu – font de l’ombrage sur les cent marches de souffrance et d’espoir fou. On arrache à nouveau du sol son pied plus lourd qu’une balle de riz.
Plus qu’une gaulette, plus qu’un mètre, plus qu’une brasse, et le voici devant la porte de la chapelle. Il gravit deux marches de plus, deux pitons de plus ! Il attrape le dossier du dernier banc, et de dossier en dossier, il arrive enfin juste devant les béquilles patinées et les mercis de marbre. Les béquilles des autres, les plaques des autres : seuls les autres sont guéris. Mais il ne désespère pas, il s’agenouille, tremblant de fièvre à la petite place qui lui a été faite à son arrivée.
Pour les autres, pour les valides en contrebas la fête bat son plein : le carrousel, le jeu de massacre, l’orchestre en cuivre, les confettis, les fondants bariolés, les jeunes filles qui halent le cœur des hommes et qui enclavent leur mémoire des jours et des nuits, les jeunes gens aux cheveux brillantinés, la roulette à canards-Manille et lapins-pays, le tir à la carabine.
Quartier-trois-lettres y trouvait évidemment son compte. Petit compte pour Louise qui vendait ses bonbons fondants préparés la veille, pour Pierre qui, à pousser le carrousel, gagnait son tour. Compte déjà plus intéressant pour Chane-Lame dont la boutique, transformée en buvette et en restaurant, ne désemplissait pas.
Du côté de la fête aussi des prières montent vers le ciel :
– Sainte Vierge Marie, mère de Dieu, faites qu’il me remarque, c’est pour lui que je suis venue !
– Mon Dieu Seigneur, que cette cochonceté de machine à barbe à papa ne tombe pas en panne avant que j’aie pu mettre le prix de sa location de côté.
– Sainte Vierge, faites que mes beignets de bananes, mes samoussas, mes bonbons-piment ne me restent pas sur les bras ! J’avais bien dit à Augustine qu’elle en faisait trop. Pour une fois que j’avais un quat’sous ramassé ! Si ça gâte, elle va recevoir, la fant-de-garce !
Intérieur de la chapelle de la Salette à St Leu.
Parmi toutes les prières, seules celles de madame Hubert lui avaient apporté de sérieux désagréments, encore le Bon Dieu n’en était-il pas l’auteur. Fatiguée d’être cognée par son mari, elle avait profité de ce qu’il était saoul comme la mer pour venir apporter sa supplique aux pieds de la Salette :
– Sainte Vierge Marie, mère de Dieu, elle avait dit pour elle-même, tu vois bien que je ne fais rien de mal : je ne mène pas la mauvaise vie, je ne dis pas de menteries, je ne suis pas fourre-nez, je fais mes Pâques tous les ans. Et lui, lui, c’est un malfondé, buveur d’arack et verrat de commune : il ne peut pas voir un corsage sans vouloir enlever son caleçon ! Et en plus, il m’écrase la chair à coups de poings, à coups de pieds. Tu vois bien que je suis utile et lui pas, tu vois bien qu’il me vole ce riz que j’ai pu acheter à force d’user mes yeux à la brodure, pour le revendre et s’acheter du rhum. Sainte Vierge, l’un de nous est de trop sur la terre, et c’est à toi de faire le choix.
Elle repassa dans sa mémoire tout ce qu’elle subissait, ces coups, cette humiliation, la fuite des enfants quand leur monstré de père rentrait en mare de rack.
–L’un de nous deux est de trop, avait crié sa bouche que la rage avalée depuis trop longtemps avait fini par détaquer. Puis les nerfs prirent possession de son corps, et comme si l’esprit était monté sur elle, elle se mit à sobattre en tous sens, à causer inouï. Elle largua son corps sur le carreaulage de la chapelle et, les bras en croix, elle perdit connaissance.
En moins de temps qu’il faut à la crache pour sécher dans la poussière, tout Quartier était au courant :
– Elle a dit : « L’un de nous est de trop. »
– Elle a dit : « Bon Dieu Seigneur, débarrasse-moi de lui ! »
– Elle a dit : « Qu’il crève ! »
Et ces « elle a dit, elle a dit, elle a dit… » lui valurent d’être battue comme un vieux zourite (2) dont on brise la chair à coups de bâton…
Comme d’habitude, madame Hubert courut à la case de Louise, dès que le monstré se fut achevé de se saouler à mort, et Louise lui fit de la tisane matricaire pour renforcer le pivot de son cœur qui ne tenait qu’à un fil, mit du safran mélangé de graisse sur les pétures de ses lèvres et brossa à l’alcool sa chair toute meurtrie.
Extrait de QUARTIER-TROIS-LETTRES d’Axel Gauvin, avec l’autorisation de l’auteur. Editions l’Harmattan. 1980.
(1) Saint – Leu (L …E…U…)
(2) Pieuvre.
Sur le même thème consulter l’article intitulé : 2200 morts : la faute à pas de chance…La fête de la Salette.
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