Mes souvenirs me ramènent au cyclone Jenny, une véritable catastrophe à Sainte-Suzanne… et dans toute l’île.
La journée avait commencé comme tous les autres jours de vacances ; le soleil était au rendez-vous ; les enfants que nous étions en profitaient pour déployer leur énergie dans des courses sans fin. À ce jeu Gildas et Madeleine étaient les meilleurs.
Nous étions alors les locataires de « mamzel Alice » ; nous étions 7 « zanfan », ceux de la famille IMIRA qui logeaient au fond de la cour dans un « kalbanon » (1) et nous. Pendant que les enfants assoiffés de jeux prenaient possession de la « kour », ce jour-là, maman (2) s’était gardée la roche à laver : les vacances l’avaient libérée des travaux de cuisine à la cantine et elle en profitait pour se convertir en lavandière.
Dans le bassin où coulait la fontaine, elle ahanait sur les pantalons du coiffeur de Sainte-Suzanne, le battoir à la main, pour retirer les dernières crasses ; l’épi de maïs et le savon (qui ne pouvait être que de Marseille) avaient déjà fait le nécessaire pour la propreté.
Le linge lavé, séché, devait aussi être repassé, le « karo » (3), chargé de charbons rougeoyants allait faire l’affaire. Elle avait la réputation d’être méticuleuse et de rapporter un linge impeccable : tout le monde appréciait son travail, même les « jeunes gens kraner » (4) n’y trouvaient rien à redire. L’art de la cuisine allait aussi consumer les heures de maman, le réchaud à pétrole l’attendait déjà, pour continuer à cuire au bon degré ce riz qu’elle avait au préalable trié, vanné et lavé à grandes eaux, toujours à cette fontaine. La marmite sur le feu, elle sollicitait l’aide des enfants et les envoyait dans les champs de cannes des alentours ramasser des brèdes (5) et essayer de trouver 2-3 tomates pour le rougail pimenté qui relèverait le goût de ce repas habituel.
C’est vers 11h30 avec la chute du « pied de papayes », que Jenny allait commencer son oeuvre de malheur. Pluies et vents n’allaient plus arrêter de forcir. Déjà les tôles de la boutique d’en-face avaient commencé à se déclouer, les arbres se pliaient, les feuilles embrumaient l’air et venaient se coller sur les murs ou les moindres obstacles.
Le temps était venu de se mettre en sécurité, de s’enfermer dans la grande case. Mais avant cela il fallait fermer la pauvre petite cuisine, ramener dans la maison la marmite de riz, le « carri lo grain » (6), les « brèdes » et le rougail-tomates. Puis clouter la porte. Là encore, maman prenait tout en main. Elle était partout, elle fermait toutes les fenêtres, en bas comme à l’étage, elle anticipait. C’est vrai que dans cette grande case en bois, la propriétaire, à cause de son âge n’avait plus l’énergie de ses vingt ans.
Mademoiselle Garros, l’autre locataire, cousine de notre illustre aviateur, marquée par les outrages du temps, n’avait plus toute sa mobilité. Tout ce petit monde rassemblé à l’intérieur, portes et fenêtres closes, était aux aguets, les oreilles tendues pour écouter le moindre bruit. Les tôles résonnaient sous les coups des gros grains de pluie créant une ambiance lugubre avec les gémissements du vent s’engouffrant par tous les interstices de cette vieille bâtisse.
La peur s’immisçait en chacun de nous, qui nous refugions dans la prière pour l’exorciser. Le chapelet s’égrenait au bout des doigts, la bougie bénie le soir de la veillée pascale donnait une petite lueur, lueur d’espoir d’échapper à cette « fin du monde » dont l’arrivée semblait imminente. C’est à ce moment-là qu’on entendit des « Au secours ! » : c’était la vieille voisine de quatre-vingts ans (7) dont la case avait perdu son toit sous les assauts du vent ; elle était seule sous la pluie à ne plus savoir que faire. Alors maman, toujours fidèle à sa réputation d’homme manqué, prit son courage à deux mains et vola à son secours. Elles nous rejoignirent « brattées » (8), serrées l’une contre l’autre. Dans ce sauvetage maman avait pris des risques ; elle nous expliqua qu’une feuille de tôle avait sifflé à ses oreilles ; elle saignait de la jambe parce qu’elle s’était pris une branche du letchi de la vieille en passant le « barreau ». (9)
Et cela continuait, les chapelets redoublaient d’ardeur ; c’est à ce moment-là qu’un grand bruit se fit entendre ; tout ce petit monde vivait en direct l’arrachement de tout notre toit qui s’envolait dans la cour de la voisine. Ce fut un cri unanime : « C’est fini ! », la mort guettait. On se réfugia encore dans la prière comme dans un dernier appel au secours. Les formules toutes faites, les âmes du Purgatoire, les « Je vous salue Marie », Les pleurs des enfants, tout était bon pour conjurer le mauvais sort. Sans toit, toute la maison prenait maintenant l’eau ; celle-ci ruisselait en suivant les murs. Le vent tourbillonnant se faisait de plus en plus brutal, les feuilles arrachées de leurs branches s’amoncelaient dans les coins des pièces.
Après une bonne heure et demie, vint le temps d’une accalmie ; nous reprenions notre souffle : c’est là que maman reprit la parole : « Attention, lé pa enkor fini ! Lo van Sin Pol la pa tourné ! » (10) Son expérience ne lui donnait pas tort et le vent reprit plus fort encore.
Au bout d’une heure tout redevint calme. Enfin Jenny allait se perdre dans ce sud qui était sa destination. Son œuvre de désolation laissait La Réunion dans des jours sombres. Sainte-Suzanne était défigurée, les logements avaient payé un lourd tribut au météore.
Le cyclone parti, parties aussi nos peurs d’enfants ; oubliées nos grandes frayeurs de fin du monde ; ce n’était pas encore notre heure. C’est en bande que nous nous retrouvions le lendemain, le beau temps revenu, pour aller à la chasse aux fruits tombés, fruits à pain, avocats, cocos, goyaves. Tout était bon à ramener à la maison.
La séquence cataclysme se refermait. La rentrée scolaire était attendue pour pouvoir échanger avec nos petits camarades. Un tas de petits « moucatages » (11) se préparaient sur toutes ces peurs qui nous avaient envahis.
Alex Maillot
Notes :
N.D.L.R.
Merci à Alex Maillot de nous faire revivre avec verve cet épisode marquant de notre histoire…Parmi les cyclones, fort nombreux, qui ont affecté notre île, Jenny occupe une place particulière dans la mémoire réunionnaise. Ce fut un cyclone qui surprit notre île et ses habitants par sa rapidité de déplacement (35 km heure), par la puissance de ses vents, (dépassant parfois les 250 km heure) par l’étendue des dégâts causés : 37 morts, des dizaines de blessés, 4000 maisons détruites, 13.000 personnes sans abri, sans compter les dommages causés aux infrastructures (déjà insuffisantes) et aux cultures. DPR974.
1) kalbanon : cabanon. 2) Mme veuve Maillot Andrée, Léone, née Hoareau était cantinière. 3) Karo : le fer à repasser. 4) jeunes gens kranèr : jeunes gens crâneurs. 5) Les brèdes : végétaux que l’on fait cuire en bouillon ou en fricassée. 6) Les grains : grains secs, féculents. 7) Mme veuve Jean Hermelin.
8) « brattées » : se donnant le bras. 9) Le barreau : le portail. 10) « Attention ; ce n’est pas fini. Le vent de Saint-Paul n’a pas encore tourné ! ». 11) « Moucatages » : les railleries.
J’avais douze ans quand sévit ce cyclone et j’étais alors pensionnaire au petit séminaire de Cilaos. Ce qu’on y vécut est bien raconté par Jacques Desmond, lui aussi un ancien du séminaire : nos peurs d »enfants et après le cyclone notre regard étonné sur les potagers détruits, bâtiments abattus, l’isolement de Cilaos à cause de la route fermée suite aux éboulis…
Christian Fontaine