Parmi « Les Introuvables de l’Océan Indien »
En 1887 La Réunion reçevait la visite d’un être un peu mystérieux, un dénommé Pooka, collaborateur du Journal de Maurice. Derrière ce nom d’emprunt se cachait en fait Alphonse Gaud, un tout jeune franco-mauricien (Il n’avait alors que 24 ans) qui entamait un séjour de six mois dans notre île. Ses articles envoyés à son journal, à Port-louis, seront rassemblés par la suite en un recueil intitulé : « Choses de Bourbon. » et signé de son pseudonyme. Ce nom, Pooka, il ne l’a pas choisi par hasard. Il renvoie au « Puck, sorte de Farfadet, de lutin malin, espiègle et un tantinet rebelle qui joue des tours aux voyageurs, se transforme sans cesse et effraie les jeunes filles » (C.f Wikipédia)) …
Que Pooka soit espiègle et doué d’humour, il suffit de lire ses écrits pour s’en convaincre : dans une préface aux « Choses de Bourbon », préface qui n’en est pas une, (Pooka dixit), il parle en ces termes de son portrait réalisé par son ami Boucherat, reproduit en première de couverture : « J’informe mes nombreux lecteurs et mes plus nombreuses lectrices que la ressemblance est frappante, sauf sur un point de détail : l’original est plus beau que le portrait, tout embelli que soit le portrait ».
Pooka, loin d’effrayer les jeunes filles comme le ferait un Puck, cherche la proximité de la gent féminine et étudie de près ce qui fait le charme des jeunes Bourbonnaises. La description scientifique ou plutôt lyrique commence ainsi : « Svelte et fine, avec une grâce balancée dans la marche, une grâce faite de nonchalance et de précoce lassitude et qui se berce elle-même comme une onde mouvante en un rythme cadencé, sans cesse renaissant… » Le lecteur intéressé par la merveille en question se reportera avantageusement aux pages 159-160 du livre. Pooka prend cependant bien soin de ne pas déplaire à ses compatriotes mauriciennes et se garde de trancher en faveur des unes ou des autres pour ne pas s’aliéner leur bienveillance.
Ce serait cependant un peu court de ne voir en lui qu’un amuseur, qu’un plaisantin, qu’un être superficiel : il est également journaliste, conseiller privé du gouverneur John Pope Hennessy et veut connaître l’île Bourbon et ses habitants, leurs mœurs, leur vie politique et littéraire, leur situation économique. Pour lui les deux grandes Mascareignes sont réellement des îles sœurs (2) et il s’efforcera, au fil de ses écrits, de comparer les deux îles, fera valoir en quoi l’une est supérieure à l’autre et vice-versa et ce que l’une peut en conséquence emprunter à l’autre.
L’auteur s’intéresse également à la vie éducative et littéraire de La Réunion. Il aime les auteurs réunionnais Lacaussade et Leconte de Lisle, fait une place à la chanson créole, cite in extenso la « Çanson pa Félis» ou « Nounoutte à cause», tente une analyse comparée du « patois » de La Réunion et de celui de l’île Maurice qui ferait aujourd’hui sourire les linguistes d’ici ou d’ailleurs…
Il se préoccupe sérieusement des questions éducatives jusqu’à assister à de multiples distributions des prix (dont une nous aurait bien suffi) et il rend compte des discours officiels et du comportement des lauréats et de leurs familles…À plusieurs reprises il rend hommage aux congrégations qui se dévouent à la chose éducative et plaide leur cause à une époque où, à La Réunion, les lois laïques commencent à entrer dans la réalité. « Les Frères ont plusieurs établissements à La Réunion. Ils sont généralement très florissants. Échapperont-ils cependant à la haine des briseurs de crucifix et des crocheteurs de couvents ? That is the question…Le gouvernement de la métropole qui n’admet peut-être pas même l’existence de la déesse Raison, avait adopté cette loi attentatoire aux vœux de trente millions de catholiques, et le Conseil Général de Saint-Denis a cru devoir marcher sur les traces des républicains de France. Aujourd’hui les Frères ne sont plus que tolérés…Un jour ou l’autre les instituteurs religieux recevront leur congé. » (P.54)… Il tombe sous le sens que Pooka verrait d’un bon œil leur venue à Maurice. Il souhaite de toute façon que l’éducation se développe dans son île, propose d’y créer un Collège supplémentaire et plaide en faveur de l’éducation des jeunes filles, qui a, selon lui, un temps de retard à Maurice par rapport à La Réunion.
Dans son désir de mieux comprendre le fonctionnement, économique et politique de la Réunion, il assiste à une séance du Conseil Général où le Gouverneur Richaud fait des propositions concernant une méthode plus rationnelle de création ou de suppression de postes, afin de tenir le moins de compte possible des amitiés ou des liens de parenté de chacun. Ce qu’il approuve. De même il applaudit des deux mains quand le gouverneur plaide pour la diversification des cultures et la modernisation des techniques (emploi plus fréquent de la charrue) ; il verrait avec intérêt le développement de cette politique dans son île natale. Mais il ne se contente pas de discours, il va sur le terrain afin de visiter Sucreries, distilleries et même une féculerie. Si les Sucreries mauriciennes sont plus modernes que les réunionnaises, à l’exception de deux d’entre elles qui peuvent soutenir la comparaison, il fait l’éloge de la féculerie du Colosse et de ses produits. Emporté par l’enthousiasme, il déclare au propriétaire de l’usine « J’aurais préféré voir votre féculerie s’élever dans mon pays, plutôt que dans le vôtre. Mais en attendant qu’il s’en élève une, il faut bien que je dise la vérité : vos produits sont admirables et je ne manquerai pas de le déclarer tout haut à Maurice. » Là-dessus Le propriétaire de l’usine lui donne un sac de tapioca et lui indique la manière idéale de le préparer : « J’ai suivi le conseil. À Bourbon et à Maurice, j’ai goûté du tapioca du Colosse : il est délicieux et je le recommande à mes compatriotes.…Et pour terminer, puisque nous n’avons pas ici de féculerie, montrons-nous bons frères, et donnons la préférence aux produits de l’île-Sœur. M.Rouzaud (le propriétaire) sera content, et moi aussi, car la prochaine fois que j’irai à Bourbon, il me donnera un autre sac de tapioca pour me remercier d’avoir dit de sa marchandise tout le bien qu’elle mérite. »
La vision politique de Pooka
De temps en temps, Pooka, le lutin, laisse percer plus que le bout de l’oreille et se lance dans des prises de position qu’en Réunionnais du 21ème siècle nous avons, pour le moins, du mal à suivre : on ne peut passer sous silence son jugement définitif sur le suffrage universel, « arme terrible » dans les mains des gens du peuple ; il ne cache pas non plus son aversion pour les lois laïques. Son opinion à l’égard des Indiens du Goudjérat et des Chinois n’est pas exempte de xénophobie, sentiment partagé naguère par nombre de Réunionnais aisés qui se sentaient en concurrence avec eux…
Il nous faut enfin faire une place spéciale au dernier chapitre du recueil où il parle, à mots à peine couverts (3), de l’aspiration des Mauriciens et de la sienne propre : « Nous avez-vous entendus, Bourbonnais, pousser ce cri du plus profond du cœur : Maurice aux Mauriciens ! Ce cri résume toutes nos souffrances. »Il semble assez évident, à la lecture du contexte, qu’il rêve d’un avenir où les Mauriciens de son origine et de sa culture dirigeraient le pays… l’avenir qui s’est rapidement mué en passé, en a décidé autrement.
Par contre le cri de certains Réunionnais qui réclament parfois : La Réunion aux Bourbonnais ! lui paraît être une erreur impardonnable et il avance les arguments suivants : « Vous avez une mère qui vous protège et vous aime et vous ouvre tout grand ses bras. Sous le soleil de votre pays, la place vous est large ; vous trouvez des postes lucratifs et honorables ; ailleurs, sur toute l’étendue du territoire français, vous êtes accueillis comme des frères. »…Il y aurait dans ce qui précède matière à réflexion sur l’évolution de nos îles-Sœurs au cours du 20ème siècle et leur situation d’aujourd’hui !
En manière de conclusion
On quitte, comme à regret, ce recueil de chroniques qui nous éclairent sur nos îles à la fin du 19ème siècle. D’une part parce qu’elles sont alertes, vivantes, souvent spirituelles et fort bien écrites. Qu’on se remémore en particulier certaines séquences concernant le débarquement agité au pont du Barachois, la rencontre en fanfare de la jeunesse dorée au Jardin Colonial, la découverte enthousiaste du Bernica (4), l’ascension du Piton des Neiges où après avoir souffert le martyre, l’auteur domine un panorama à couper le souffle.
Et puis qu’il est bon, de temps à autre, de redécouvrir son pays, son île, avec le regard neuf du visiteur, surtout quand celui-ci est enthousiaste…Car même quand Pooka jette un regard critique sur La Réunion, c’est un regard amical : il nous dit nos vérités, mais il y va de notre intérêt bien compris : si l’on ne rénove pas la station thermale d’Hell-bourg en 1888, on risque fort la désaffection des touristes dont de nombreux Mauriciens.
Pooka compare souvent nos deux îles et met en avant le fait que Maurice dispose de davantage de possibilités économiques que La Réunion, mais il regrette que la course en avant vers le profit n’ait pas été sans conséquence sur la mentalité mauricienne. « L’intérêt matériel a tout dominé » déplore–t -il… Il trace de La Réunion un portrait idyllique, fait de cordialité, de fraternité, d’hospitalité. Il nous semble dans cette affaire bien dur à l’égard des Mauriciens et l’on peut, par contre, se demander s’il ne nourrit pas quelques illusions sur les Réunionnais…
Alphonse Gaud dit Pooka (1864-1896) est mort bien jeune. C’était un journaliste, un écrivain plein de promesses. En refermant son livre on a quelque part le sentiment d’avoir perdu un ami.
Robert Gauvin.
Notes :
- Nous sommes particulièrement redevables au dynamisme du Président de l’Académie de La Réunion A-M. Vauthier et aux Éditions Orphie de la réédition de cet ouvrage rarissime, précieux pour la connaissance de la société réunionnaise à la fin du 19ème siècle.
- L’on est bien loin du style dithyrambique de Marius et Ary Leblond qui dans « Les Îles Sœurs ou Le Paradis retrouvé » n’arrêtent pas d’employer superlatifs, hyperboles et comparaisons avec la Grèce antique.
- Pooka n’est pas tout à fait libre d’exprimer sa pensée, étant donné qu’il est Conseiller privé du Gouverneur anglais de Maurice, Sir John Pope Hennessy. Ah, le fameux devoir de réserve !
- Pooka affirme que ce site est « une merveille de la nature ». D’autres artistes ont également magnifié le Bernica ; qu’on pense aux écrivains George Sand (dans Indiana) et Leconte de Lisle (dans ses « Poèmes Barbares »), ou encore au peintre Ménardeau dont un tableau orne la Salle des mariages de l’hôtel de ville de Saint-Denis. Où donc est passé le Bernica ? Qu’est-il advenu de lui ?