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Notre exploration de St Denis pour nous rendre compte de ce que sont devenues les cases créoles présentant un intérêt patrimonial a été enrichie le 30 Mai 2010.

DPR974

Légende:

En violet, les bâtiments patrimoniaux démolis devant être reconstruits.

En jaune, les maisons d’intérêt architectural ou de grand intérêt architectural qui ont connu des sorts divers (abandon, reconstruction à l’identique, plus souvent remplacement par des immeubles pseudo-créoles.)


(La citation ci-dessus est attribuée à Brillat-Savarin.) 

 

Un ami a récemment  attiré mon attention sur un article du fameux « Album de  l’île de La Réunion » de Roussin, réédité en 1975 aux Editions Jeanne Laffitte de Marseille, qui est un véritable trésor de notre patrimoine historique, géographique, culturel voire gustatif… car l’article en question traite sous la plume de P. de Monforand dans les années 1860 du piment et de son importance dans la nourriture créole ; en voici un extrait : «

… Il semble que la science culinaire ne soit employée ici (à La Réunion) qu’à mettre le piment en usage : la volaille est pimentée, les viandes de boucherie sont pimentées, le poisson est pimenté, les légumes de toute espèce sont pimentés ; les fruits eux-mêmes – proh pudor ! (1)-  n’échappent pas à la loi générale : oranges, fruits de Cythère, ananas, tout est pimenté. C’est le piment qui est la chose nécessaire, indispensable, ou plutôt c’est lui qui est le véritable mets : ce qu’on lui adjoint n’est que le prétexte pour le produire ; il combat, il efface, il confisque despotiquement à son profit tout autre goût : que vous importe le nom de l’animal ou de la plante que l’on vous sert, du moment que le piment y domine et que lui seul a le droit de s’y faire reconnaître ? Votre bouche est brûlée, vos lèvres sont deux charbons ardents, votre langue est cuite comme un damné après mille ans d’enfer, des larmes involontaires s’échappent de vos yeux rougis : cela suffit et de reste, la chère était divine. – N’est-il pas vrai, Mesdames et Messieurs ; n’est-ce pas à ces indices caractéristiques que vous reconnaissez l’excellence d’un plat ? »

Il me semble que l’auteur, emporté par son élan littéraire exagère…mais à peine. Il me souvient par exemple que lors d’un repas officiel où force huiles politiques et culturelles étaient réunies, on servit dans un restaurant de la côte Ouest un des ces repas dits de « cuisine moderne » où les mets parcimonieux ont toutes les couleurs de l’arc en ciel mais dont la fadeur est faite pour ne pas  choquer un tant soit peu les bouches tendres…Quel ne fut pas alors notre soulagement de voir que l’un de nos collègues prévoyants et flairant l’embrouille, s’était muni d’un bon bocal de piment crazé avec force ail et gingembre qui circula autour des tables à la grande joie des initiés.

 

Un peu plus loin le même Monforand nous fait part d’une découverte inattendue qui surprendra plus d’un d’entre nos lecteurs. Je ne résiste pas au plaisir de la partager avec vous «  … l’usage du piment, nous dit-il, est fort ancien dans les pays chauds ; j’en ai trouvé une preuve assez curieuse dans l’ouvrage du médecin hollandais Bontius, établi à Batavia au commencement du 17ème siècle, et dont les observations ont été revues et annotées après sa mort, par un compatriote et confrère, Guillaume Pison, qui les a publiées avec ses propres travaux sur le Brésil qu’il avait visité. Dans cet ouvrage, imprimé par L. et D. Elzévir, Amsterdam 1658, Bontius nous donne la recette du Rougail, tel, ou à peu près, que nos créoles le font encore aujourd’hui: « 

Sumunt fructus illius mandragoroe quam Itali melansana vocant, Neoterici poma amoris, Lusitani tamatas et poma doro a pulcherrimo et lucido in maturis rubro colore. Discidunt fructus hos cum pipere chilensi in minutissimas particulas, easque crudas oleo et aceto perfundunt cum pauco sale, eoque pro cupediis utuntur. (Jacobi Bontii, Hist. Nat, et med. Lib.VI, pag. 131.)

Rougail tomates du 21ème siècle avec Kalou et pilon.

On prend les fruits de cette espèce de mandragore que les Italiens nomment melansana, les habitants du Nouveau-monde, pommes d’amour, et les Portugais tomates ou pommes d’or, à cause du beau rouge vif qui les colore quand elles sont mûres. On coupe ces fruits très menu avec du piment et, sans les cuire, on les arrose avec du vinaigre et de l’huile : on ajoute un peu de sel, et l’on s’en sert comme d’assaisonnement. (2)

Ce qui me plaît dans le texte de Bontius, cité par Monforand c’est qu’il atteste de l’ancienneté du rougail tomate… quoique depuis lors bien des améliorations aient été apportées à la recette initiale : emploi de l’oignon, du gingembre ou du combava.… et je m’attends de la part de nos lecteurs à une avalanche de recettes personnalisées. Par avance, merci à tous !

 

DPR974

1)   ô honte !

2)    Mes condisciples, adeptes comme moi du latin de cuisine, me pardonneront de donner la traduction française de cette recette historique.

TI KAZ MON KÈR.


I

Illustration Huguette PAYET.

 

TI-KAZ MON KÈR

 

Moin la pi pèr tangaz

Moin la pi pèr mové lèr

 

Kan la pli i tiktik

Si bardo mon pié d’kèr

Mi fé pi tro d’larlik

Mi pans sourir mon zézèr.

 

Kan la pli en lavalasse

Si la tèr damé mon kèr

Mi trakasse pi mon kalbasse

Lenkostik bann mot dou zézèr

Mon zézèr

 

Refrain : Mon kèr lé kom in kaz

Tout port lé rouvèr

Moin la pi pèr tangaz

Moin la pi pèr mové lèr

 

Kan la fré i sabouk

Dann salon mon kèr

Tout kapkap en misouk

I rod salèr mon zézèr

Mon zézèr.

 

Kan la tèr i fé tremb

Tout fondasion mon kèr

Mi mazine nout dé ansamb

Mi tienbo koté mon zézèr

Mon zézèr…

 

Kan fé noir i fé la frime

Dann bordaz mon pié d’kèr

Tout fanal mi alime

Sé flam lamour mon zézèr

 

Kan moulal lé mayé

Anlèr farfar mon kèr

Mi anbaras pi pou tiré

Li sap ék kozman mon zézèr,

Mon zézèr.

 

Poème de Pierre Hoarau,

Musique : Medhi Gerville.

 

Illustration Huguette PAYET.

 

LA P’TITE MAISON DE MON CŒUR

 

Je n’ai plus peur du tangage

Je n’ai plus peur du vent mauvais.

 

Quand la pluie tambourine

Sur les bardeaux de mon cœur

Je ne me fais plus guère de souci

Je pense au sourire de mon bien-aimé.

 

Quand un déluge de pluie

Se déverse sur la terre battue de mon cœur

Je ne me prends plus la tête

Me servent alors d’encaustique

Les mots doux de mon bien-aimé,

Mon bien-aimé.

 

Refrain : Mon cœur est comme une maison

Aux portes grandes ouvertes

Je n’ai plus peur du tangage

Je n’ai plus peur du vent mauvais.

 

Quand le souffle du vent froid

Fouette dans le salon de mon cœur

Tous les frissons en secret recherchent

La chaleur de mon bien-aimé.

 

Quand la terre fait trembler

Jusqu’aux fondations de mon cœur

Je nous imagine, tenant bon ensemble,

Moi et mon bien-aimé, mon bien-aimé…

 

Quand, près des murs de mon cœur

L’obscurité prétend l’emporter

Les seuls flambeaux que j’allume

Sont les flammes d’amour de mon bien-aimé.

 

Quand au-dessus du foyer de mon cœur

S’entremêlent des filaments de suie

Je les enlève sans problème,

Je m’en débarrasse grâce aux paroles

De mon bien-aimé, mon bien-aimé.

 

Traduction française de H. Payet et R. Gauvin.

Nous remercions vivement Pierre HOARAU de nous avoir donné l’autorisation de publier son beau texte. Nos lecteurs apprécierons également la collaboration de Médhi GERVILLE pour la musique et de Nicole DAMBREVILLE pour le chant.

Chant Nicole Dambreville : cliquer sur le lien suivant           Ti kaz mon kèr


En ces temps où sévit de par le monde le coronavirus, les Réunionnais qui connaissent l’histoire de leur pays, ne peuvent s’empêcher de penser à la grippe espagnole qui a durement éprouvé leur île après la fin de la première guerre mondiale. Voici, pour nos lecteurs, un rapide historique de cette véritable tragédie :

Le 31 mars 1919 un grand cargo, Le Madona, se présente à l’entrée du Port de la Pointe des Galets ; à son bord 1603 soldats réunionnais qui reviennent de la guerre 14. Inutile de dire leur joie de rentrer au pays, de revoir leur famille…Chacun retrouve alors la fiancée, le père, la mère, la ribambelle de petits frères et de petites sœurs…On est si heureux que les rires se mêlent aux pleurs.

Dans la foule qui se presse, des jeunes filles de la bonne société créole offrent aux vaillants soldats des paquets de cigarettes et des bouquets de fleurs par milliers. C’est la fête au Port, la fête à la maison…

La fête n’est pas encore terminée que dockers et condamnés s’affairent à décharger les marchandises ; ils enlèvent également le lest, la terre  qui se trouvait à fond de cale, pour faire de la place à la cargaison de sucre du voyage retour. Tout ceci  a lieu le 31 mars…

Quelques jours après cependant, la rumeur publique, « Radio- trottoir » comme on dit chez nous, se met à fonctionner : on dit que certains condamnés seraient tombés malades ; il paraît qu’ils avaient aidé à décharger le bateau. Qu’est-ce donc que cette maladie ? Le bruit court qu’il pourrait s’agir de la grippe espagnole…

Comment peut-on imaginer chose pareille?… Monsieur Brochard, Secrétaire général du Gouvernement et le docteur Auber, Directeur de la Santé ne peuvent admettre de pareilles sornettes ! Ils font paraître un avis dans les journaux qui indique que ces bruits sont sans fondement, qu’il n’y a aucune raison de s’alarmer, qu’il ne s’agit que d’une grippe, «  une simple grippe », une grippe tout à fait « ordinaire ». Mais les assurances qu’ils donnent, n’ont pas plus d’effet sur la population que gouttes d’eau sur feuilles de songe. Les gens commencent à prendre peur : ne dit-on pas en effet que 80 condamnés et gardes-chiourme de la prison de Saint-Denis sont déjà tombés malades ? Ne dit-on pas  également que dix personnes sont déjà mortes de cette « simple » grippe ?  Qu’est-ce que cela serait si ce n’était pas une simple grippe ?

Le 14 avril, les conseillers généraux se réunissent, alors que 30 personnes sont déjà mortes de cette grippe « ordinaire ». Un conseiller demande timidement s’il ne serait pas préférable de remettre la réunion à plus tard…Il n’en est pas question !…  A son tour, le conseiller Rossolin, s’armant de courage, demande quelques informations sur l’épidémie. « Quelle épidémie ? » demande le docteur Auber sans sourciller.

Mais à partir de là – on se demande bien ce qui leur prend – des quantités de gens se mettent à partir pour un monde que l’on dit meilleur. Dans la semaine de Pâques, uniquement à Saint-Denis, mille personnes s’en vont dans « la société où tous sont invités ». Il y a tant de morts qu’il n’y a plus suffisamment de cercueils. Chacun traîne de bon matin ses morts hors de la maison et les abandonne à même le trottoir. Une voiture spéciale passe pour faire la collecte des défunts ; des soldats se saisissent des corps et les balancent sur leur voiture déjà passablement chargée…Un jour ils passent devant une maison fermée  dont émane une odeur pestilentielle. Les soldats forcent la porte et découvrent une famille, le père, la mère et les enfants, tous décédés.

Devant le cimetière de Saint-Denis les morts s’entassent. Partout dans l’île on creuse des fosses, de plus en plus grandes… on y met une couche de chaux, une couche de morts, une nouvelle couche de chaux, une nouvelle couche de morts… Des animaux, chiens et porcs, errent aux alentours, qui commencent à se disputer les corps… Vraiment La Réunion fait pitié !…

Dans leur malheureux sort les Créoles ont parfois encore le sens de l’humour : un jour les soldats voient un mort sur le trottoir et s’apprêtent à le saisir et à l’envoyer rejoindre ses semblables sur la voiture. C’est alors que «  le mort » cligne des yeux, ouvre une bouche aux forts relents de rhum et leur dit : «  Na poin jordi, arpasse demin ! »

Cette épidémie – car comment l’appeler autrement ? – se poursuivit ainsi jusqu’au 11 mai. Ce jour-là un vent violent, un vent de cyclone, se leva, qui dura peut-être une heure. Lorsque le vent eut disparu, la maladie en avait fait autant. Les vieux Créoles assurent que le vent avait chassé le « mauvais air » et parlent d’un miracle…

La peste, la grippe espagnole, dura en tout quarante jours. Combien de victimes fit elle ? 7000 ? 10.000 ? 15.000 ? Bien malin qui saurait le dire ! Il est probable qu’un Réunionnais sur 10 est parti pour le pays dont jamais personne ne revient… et toute la population eut la conviction que le Madona en était responsable : dans la terre, en fond de cale, Le cargo transportait le germe de la peste (1).

Mais alors, pourquoi le gouvernement, pourquoi le Service de la Santé ont-ils ainsi menti à la population ? Sans doute leur intention était-elle de ne pas l’affoler. Peut-être aussi ne voulaient-ils pas assumer leurs responsabilités : comment expliquer le fait que La Réunion, contrairement à Maurice, ne disposait guère de médicaments ?

La grippe espagnole, le cyclone de 1948, la coulée volcanique ravageant Piton Sainte-Rose, ce sont des événements qui ont marqué les Réunionnais. Ils ne sont pas près d’oublier ces calamités. Mais il serait bon de réfléchir pour l’avenir aux moyens d’y faire face.

Chroniques créoles de La Réunion, dites à la radio par R. Gauvin.

Notes

1) Suivant l’une des hypothèses concernant l’origine de l’épidémie, la terre servant de lest au Madona aurait été prise dans des lieux où des Sénégalais, victimes de la grippe espagnole, auraient été enterrés (Cf. Le Mémorial).

2)   Il existe à La Réunion plus d’une fosse commune des morts de la peste, car celle-ci a touché toute l’île, en particulier les agglomérations importantes, causant des milliers de victimes… Dans le cimetière de l’Est à Saint-Denis 5 fosses communes abritent les restes mortels de centaines et de centaines de morts de la grippe espagnole. En suivant les repères le long du mur qui sépare le cimetière du boulevard on en trouvera 3 au repère 6 et 2 plus importantes au repère 16. Elles sont faciles à reconnaître, car de forme allongée, entourées d’un muret blanc.  Jusqu’à la fin des années 1970 une croix sur une fosse commune portait l’inscription «  à mes parents décédés en avril 1919 ». La rouille a depuis rongé l’inscription… Décidément il est fait bien peu de cas de notre histoire

3)   Pour ceux qui veulent aller plus loin dans leurs lectures : Le Mémorial de la Réunion, (Tome 5). Australes Editions.

4)   Photo n°1 (avec le Christ sur la croix) : Il s’agit d’une des trois fosses communes au repère n°6. Les dimensions, somme toute modestes, de l’espace entouré d’un muret, ne rendent pas réellement compte des dimensions de la fosse proprement dite où des centaines de personnes ont été inhumées.

5)   La photo n°2 correspond aux deux fosses communes du repère n°16.


Mes souvenirs me ramènent au cyclone Jenny, une véritable catastrophe à Sainte-Suzanne… et dans toute l’île.

La journée avait commencé comme tous les autres jours de vacances ; le soleil était au rendez-vous ; les enfants que nous étions en profitaient pour déployer leur énergie dans des courses sans fin. À ce jeu Gildas et Madeleine étaient les meilleurs.

La grande case de Sainte-Suzanne en 1960

Nous étions alors les locataires de « mamzel Alice » ; nous étions 7 « zanfan », ceux de la famille IMIRA qui logeaient au fond de la cour dans un « kalbanon » (1) et nous. Pendant que les enfants assoiffés de jeux prenaient possession de la « kour », ce jour-là, maman (2) s’était gardée la roche à laver : les vacances l’avaient libérée des travaux de cuisine à la cantine et elle en profitait pour se convertir en lavandière.

Dans le bassin où coulait la fontaine, elle ahanait sur les pantalons du coiffeur de Sainte-Suzanne, le battoir à la main, pour retirer les dernières crasses ; l’épi de maïs et le savon (qui ne pouvait être que de Marseille) avaient déjà fait le nécessaire pour la propreté.

Le linge lavé, séché, devait aussi être repassé, le « karo » (3), chargé de charbons rougeoyants allait faire l’affaire. Elle avait la réputation d’être méticuleuse et de rapporter un linge impeccable : tout le monde appréciait son travail, même les « jeunes gens kraner » (4) n’y trouvaient rien à redire. L’art de la cuisine allait aussi consumer les heures de maman, le réchaud à pétrole l’attendait déjà, pour continuer à cuire au bon degré ce riz qu’elle avait au préalable trié, vanné et lavé à grandes eaux, toujours à cette fontaine. La marmite sur le feu, elle sollicitait l’aide des enfants et les envoyait dans les champs de cannes des alentours ramasser des brèdes (5) et essayer de trouver 2-3 tomates pour le rougail pimenté qui relèverait le goût de ce repas habituel.

C’est vers 11h30 avec la chute du « pied de papayes », que Jenny allait commencer son oeuvre de malheur. Pluies et vents n’allaient plus arrêter de forcir. Déjà les tôles de la boutique d’en-face avaient commencé à se déclouer, les arbres se pliaient, les feuilles embrumaient l’air et venaient se coller sur les murs ou les moindres obstacles.

Le cyclone et la nature (Photo V.G.)

Le temps était venu de se mettre en sécurité, de s’enfermer dans la grande case. Mais avant cela il fallait fermer la pauvre petite cuisine, ramener dans la maison la marmite de riz, le « carri lo grain » (6), les « brèdes » et le rougail-tomates. Puis clouter la porte. Là encore, maman prenait tout en main. Elle était partout, elle fermait toutes les fenêtres, en bas comme à l’étage, elle anticipait. C’est vrai que dans cette grande case en bois, la propriétaire, à cause de son âge n’avait plus l’énergie de ses vingt ans.

Mademoiselle Garros, l’autre locataire, cousine de notre illustre aviateur, marquée par les outrages du temps, n’avait plus toute sa mobilité. Tout ce petit monde rassemblé à l’intérieur, portes et fenêtres closes, était aux aguets, les oreilles tendues pour écouter le moindre bruit. Les tôles résonnaient sous les coups des gros grains de pluie créant une ambiance lugubre avec les gémissements du vent s’engouffrant par tous les interstices de cette vieille bâtisse.

La peur s’immisçait en chacun de nous, qui nous refugions dans la prière pour l’exorciser. Le chapelet s’égrenait au bout des doigts, la bougie bénie le soir de la veillée pascale donnait une petite lueur, lueur d’espoir d’échapper à cette « fin du monde » dont l’arrivée semblait imminente. C’est à ce moment-là qu’on entendit des « Au secours ! » : c’était la vieille voisine de quatre-vingts ans (7) dont la case avait perdu son toit sous les assauts du vent ; elle était seule sous la pluie à ne plus savoir que faire. Alors maman, toujours fidèle à sa réputation d’homme manqué, prit son courage à deux mains et vola à son secours. Elles nous rejoignirent « brattées » (8), serrées l’une contre l’autre. Dans ce sauvetage maman avait pris des risques ; elle nous expliqua qu’une feuille de tôle avait sifflé à ses oreilles ; elle saignait de la jambe parce qu’elle s’était pris une branche du letchi de la vieille en passant le « barreau ». (9)

Et cela continuait, les chapelets redoublaient d’ardeur ; c’est à ce moment-là qu’un grand bruit se fit entendre ; tout ce petit monde vivait en direct l’arrachement de tout notre toit qui s’envolait dans la cour de la voisine. Ce fut un cri unanime : « C’est fini ! », la mort guettait. On se réfugia encore dans la prière comme dans un dernier appel au secours. Les formules toutes faites, les âmes du Purgatoire, les « Je vous salue Marie », Les pleurs des enfants, tout était bon pour conjurer le mauvais sort. Sans toit, toute la maison prenait maintenant l’eau ; celle-ci ruisselait en suivant les murs. Le vent tourbillonnant se faisait de plus en plus brutal, les feuilles arrachées de leurs branches s’amoncelaient dans les coins des pièces.

Après une bonne heure et demie, vint le temps d’une accalmie ; nous reprenions notre souffle : c’est là que maman reprit la parole : « Attention, lé pa enkor fini ! Lo van Sin Pol la pa tourné ! » (10) Son expérience ne lui donnait pas tort et le vent reprit plus fort encore.

Après le passage d’un cyclone (Photo V. Gauvin)

Au bout d’une heure tout redevint calme. Enfin Jenny allait se perdre dans ce sud qui était sa destination. Son œuvre de désolation laissait La Réunion dans des jours sombres. Sainte-Suzanne était défigurée, les logements avaient payé un lourd tribut au météore.

Le cyclone parti, parties aussi nos peurs d’enfants ; oubliées nos grandes frayeurs de fin du monde ; ce n’était pas encore notre heure. C’est en bande que nous nous retrouvions le lendemain, le beau temps revenu, pour aller à la chasse aux fruits tombés, fruits à pain, avocats, cocos, goyaves. Tout était bon à ramener à la maison.

La séquence cataclysme se refermait. La rentrée scolaire était attendue pour pouvoir échanger avec nos petits camarades. Un tas de petits « moucatages » (11) se préparaient sur toutes ces peurs qui nous avaient envahis.

Alex Maillot

Notes :

N.D.L.R.

Merci à Alex Maillot de nous faire revivre avec verve cet épisode marquant de notre histoire…Parmi les cyclones, fort nombreux, qui ont affecté notre île, Jenny occupe une place particulière dans la mémoire réunionnaise. Ce fut un cyclone qui surprit notre île et ses habitants par sa rapidité de déplacement (35 km heure), par la puissance de ses vents, (dépassant parfois les 250 km heure) par l’étendue des dégâts causés : 37 morts, des dizaines de blessés, 4000 maisons détruites, 13.000 personnes sans abri, sans compter les dommages causés aux infrastructures (déjà insuffisantes) et aux cultures. DPR974.

1) kalbanon : cabanon. 2) Mme veuve Maillot Andrée, Léone, née Hoareau était cantinière.  3) Karo : le fer à repasser. 4) jeunes gens kranèr : jeunes gens crâneurs. 5) Les brèdes : végétaux que l’on fait cuire en bouillon ou en fricassée. 6) Les grains : grains secs, féculents. 7) Mme veuve Jean Hermelin.

8) « brattées » : se donnant le bras. 9) Le barreau : le portail. 10) « Attention ; ce n’est pas fini. Le vent de Saint-Paul n’a pas encore tourné ! ».  11) « Moucatages » : les railleries.


Notre île de la Réunion fut, dès l’origine, une terre de grande piété : il suffit pour s’en convaincre d’en faire le tour et de constater qu’elle est protégée par un chapelet de saints. Même les « Quartiers » qui au départ n’avaient pas de saint patron se sont empressés de faire comme les autres : c’est ainsi que le « Boucan Laleu » a pris le nom de Saint-Leu et que le poétique « Quai de la rose » a été rebaptisé Sainte-Rose. Seuls ont échappé à cette sainteté les montagnes et les villages de l’intérieur qui font penser au marronnage et témoignent de la présence malgache : Qu’on pense à Cilaos, Mafate ou Salazie (1) …

Il y a donc une cinquantaine d’années on ne pouvait faire cent pas dans nos chemins, sentiers et contours sans devoir se signer devant de petites niches en l’honneur de la sainte Vierge, toute de bleu et de blanc vêtue ; à côté d’elle le Sacré-cœur, drapé de vêtements flottants, laissait voir en relief un cœur écarlate, cependant que l’enfant Jésus gigotait allégrement dans sa crèche.

Une des nombreuses niches consacrées à Saint-Expédit.

À l’heure actuelle, par contre, en ce début de 21ème siècle, il n’y en a plus que pour Saint-Expédit : il trône dans les églises, à la Rivière du Mât, à Salazie, à Saint-Leu, à la Délivrance de Saint-Denis, à la Rivière du Mât et j’en passe…Sur les chemins et les sentiers, plus de quatre cents chapelles, oratoires et « niches » lui sont également consacrés. Sur cette question cruciale j’ai voulu avoir l’avis circonstancié de deux de mes vieux amis, connus sur les bancs de l’école communale, l’un, d’une foi de charbonnier que nous appelions « Zanfan Bondié » et l’autre auquel nous avions, étant donné que c’était un grand mécréant, attribué le surnom de « Coco Lenfèr ». Mais laissons leur la parole :

 

Coco Lenfèr : Bonjour Zanfan Bondié, il est bien joli, votre Saint-Expédit : on ne sait pas exactement d’où il vient ; on n’a pas la preuve qu’il ait été un Saint ; il n’a jamais été canonisé et un pape de Rome a même retiré son nom de la liste des Saints reconnus. Ceux qui croient en lui et en ses pouvoirs d’intercesseur auprès de Dieu sont en fait des esprits faibles, des ignares qui sont tout près de croire à la magie…

Zanfan Bondié : Coco, tu ne changeras donc jamais ? Les gens qui ont foi dans les pouvoirs de Saint-Expédit sont souvent des gens de qualité, comme Madame Chatel qui, à Marseille, a vu ses vœux exaucés : Elle voulait absolument rentrer à La Réunion et il n’y avait plus une seule place libre. Grâce à ses prières à Saint-Expédit elle a pu revenir rapidement à La Réunion. Pour remercier le Saint elle a fait venir une statue de celui-ci dans notre île. Cette statue a été placée dans l’église de la Délivrance à Saint-Denis et a été, depuis lors, l’objet d’un culte fervent (Encyclopédie de La Réunion : Tome 6, page 89). De même un ancien Préfet de La Réunion a fait installer une statue de ce Saint dans les rampes de la Montagne (Voir note ci-dessus).

C’est un fait que beaucoup de Réunionnais vénèrent Saint-Expédit et s’ils persistent dans cette foi, c’est que leurs prières ont été entendues : on ne fait jamais appel en vain à Saint-Expédit. Je te renvoie d’ailleurs à la prière à Saint-Expédit qui te renseignera sur l’étendue de ses pouvoirs (2).

 

Coco Lenfèr : ce que tu dis de Mme Chatel et du Préfet prouve seulement que des gens crédules ou superstitieux il y en a plus qu’on ne croit et qu’ils se trouvent dans toutes les couches de la société. Ainsi donc, toi aussi tu gobes toutes ces sornettes ? Il y a cependant des choses qui dépassent l’entendement : il paraît que si l’on demande à Saint-Expédit d’exaucer un vœu et qu’on oublie ensuite d’apporter en guise de remerciement les fleurs, les bougies ou l’ex-voto promis, cela n’est pas sans conséquences fâcheuses. Vrai pas vrai ? Les limites du crédible sont largement dépassées quand je découvre que l’on peut faire intervenir Saint-Expédit pour se venger de quelqu’un qui vous a causé du tort. C’est tout bonnement ahurissant ! Si Dieu est amour, je conçois difficilement qu’il puisse agir ainsi dans un cas semblable !?…

Zanfan Bondié : Si tant de gens croient en Saint-Expédit, c’est qu’il a répondu à leurs attentes, c’est que leurs prières ont été exaucées. C’est là-dessus, tout simplement, que repose le succès du Saint et le fait qu’il a de plus en plus de fidèles en France, à La Réunion, à l’île Maurice et surtout dans les pays d’Amérique latine, en particulier au Brésil…

Statue de Saint-Expédit à l’église de la Délivrance à Saint-Denis (La Réunion)

 

Coco Lenfèr : Je sais, dans tous ces pays les « miracles » sont légion. Il y en a même un dont j’ai été témoin : c’est ainsi que dans un « Quartier » des Hauts de La Réunion, un disciple du Saint a, sur son lopin de terre, inauguré une petite chapelle à Saint-Expédit. La nouvelle a vite fait le tour de la région et les fidèles ont afflué ; chacun disait ses prières, laissait dans des troncs des messages écrits adressés au Saint. Et soudain est entré un jeune homme (Probablement un membre de la famille du propriétaire des lieux) qui s’est dirigé vers un tronc disposé à cet effet et y a glissé des espèces sonnantes et trébuchantes. Il était signifié par l’exemple que prier était bon, mais qu’il était nécessaire de participer plus concrètement à la vénération du Saint. Depuis lors la chapelle a cru en dimensions : un fidèle avait trouvé par ce moyen la possibilité d’assurer à sa famille une existence à l’abri des privations.

Zanfan Bondié : Coco tu es toujours resté le même, toujours avec le doute en tête, avec une langue perfide, avec la volonté de mettre en cause la foi des gens simples. Je ne te suivrai pas sur ce chemin et je respecterai toujours les gens qui souffrent et trouvent dans cette foi des raisons d’espérer.

 

Coco Lenfèr : O.K, mais dis-moi Zanfan, il y a encore une question qui me turlupine : que fait la religion catholique, apostolique et romaine pour conduire ses fidèles dans le droit chemin ? On constate en effet qu’elle n’est guère active pour ramener ses brebis au bercail et lutter contre des croyances qui sont mêlées de superstitions.

 

Zanfan Bondié : Tu m’en demandes trop, mais je suis sûr que tu as ton idée là-dessus !

Coco Lenfèr : Tu sais que l’église catholique, au Brésil par exemple, fait bon ménage avec le culte de Saint-Expédit. S’il en est ainsi, c’est qu’elle a trouvé par là un moyen de résister à l’influence grandissante des cultes évangéliques : il vaut bien mieux pour elle d’avoir le soutien des fidèles de Saint-Expédit plutôt que d’entrer en guerre contre lui, car ce serait autrement courir le danger de conforter un « mouvement » qui pourrait faire sécession et se retourner contre elle, voire renforcer ses ennemis.

 

Robert GAUVIN

 

Notes :

  • Noms malgaches de « cirques » montagneux ou de petites agglomérations de l’intérieur.

 

 PRIÈRE À SAINT-EXPÉDIT DANS LA DÉTRESSE.

 

Saint-Expédit,

Vous qui êtes le protecteur de la jeunesse, des familles et des vieillards ;

Vous qui êtes le salut des écoliers, le bouclier des soldats,

Le viatique des voyageurs, l’avocat des pécheurs, la béquille des malades,

Le consolateur des affligés, le médiateur dans toutes les causes,

Le soutien très fidèle de tous ceux qui espèrent en vous ;

Vous qui êtes notre secours dans les affaires pressantes, venez à mon aide.

Je vous en prie, ne remettez pas à demain ce que vous pouvez faire tout de suite.

(NDLR : La dernière phrase nous semble assez comminatoire !)


la Rényon dann kèr

« Eskuz po l’retar,

La pa  nou la fot :

Dann shemin demoun té ki grouy,

Loto, inn déryèr l’ot,

Pa moiyen avanssé.

Zot i koné…premié novanm…

Tout Rényoné

Bouké flèr dan la min

I rann in pti vizit zot famiy

Sak la fine désot la vi.

 

« Zot i woi,

Nou la pa amène lis blan :

Dan l’tan, lodèr, zot té gingn pa suporté ;

Épula,

Roz noré kapul tro vitman la tèt an pitié

Ek le fésho ki fé.

Alorss

Ala pou zot

In bouké plui-d’or

Nou la kass granmatin 

Dann jardin.

« Zot i woi,

Konm tou-lé-zan

Nou lé la ;

Konm tou-lé-zan,

La repinn lantouraj ;

La pass la grate pou tir zoumine ;

Ek touf margrit, la bute in pé la tér…

 

« I sufi pa ?

In nafèr i shagrine azot ?

Nu konpran :

Zot i émré woir anou plu souvan…

Nu rode pa d’zeskuz

Mé la journé lé kourte

Ek tout sak nana pou fé…

 

« Soman,

Alé pa kroir nu oubliy azot :

Souvandéfoi, dan nout majinasion,

Nu koz sanm zot,

Ek zot nu devid le kèr.

Lérk gro traka i anklav la tète

Nu kalkul kosa zot noré di

Koman zot noré fé

Si zot té nout plass.

Toudsuit nuaj noir i fane…

Nu arpran kouraj

Pou kontinué avanssé

Dann santié zot la trassé.

Épula nu devine koman zot lé fier

Kan nu tienbo séktèr…

 

« Mé la pa tou sa : solèy la fine ariv anlèr dann sièl :

Dann simetièr Saint-Paul

Ma tante Marie i atann anou ;

Saint-Pierre,

Néna Tonton Kaliss pou alé woir.

« Adié !

In jour,

Lé sur,

N’artrouvé pou d’bon…

Mé avan sa na ankor in takon zafér pou fé :

Aranj la kaz,

Fé grandir marmay,

Donn azot in bon métié…

 

Èpula, zot i koné,

La vi…défoi…

Na osi son bon koté ! »   

                                                                                               Robert Gauvin.

 

Note : Une traduction française viendra pour qui sait attendre… 


          Zot i ansouvien, kan nou té marmay, koman nou té koup par santié dann bitassion Méssié Fénouss ? Nou té amuz pa pou kass son kann-Bonbon ; nou té fé le vif pou shaboul kou d’galé son mang-drajé. In zié té i vol mang, lot zié té i vèy si gardien té vien pa…La pèr té sér le vantr, mé lanvi té tro for, lèrk nou lavé diz an.

Zot i rapèl ankor, lané nout kinz an, kan nou té sar kass zambrozad par koté la rivière ? Le kèr té i kongn dann do, la jamb té i  tranm, lèrk nou té rod kosté sanm inn ti manmzel  bien pommé. Ah ! Bordaj la rivière ousak le zié lamour la komanss rouvèr !

Apréla nou la suiv in kantité shemin-kass-kontour : nou té toujour a dmandé kosa navé par déryér tournan-la, kèl kaskad delo-d’arjan, kèl plato-dé-flèr té i atann anou ? Mé plu souvandéfoi, déryér premié tournan navé arienk in ot tournan kashièt…Parèy dan la vi…Inn vi nou té kroi konprann : nou lavé 20 an !

Depusa le tan la passé ; défoi la pente té rèd, réspirassion té i mank, galé té i déboul sou nout pié ; nou té avanss  piang-an-piang, mésoman nou la gingn ariv  o bout. Là, anlér piton, nu gingn woir par dann fon nout péi an kado devan nou èk tout shemin nou la fine traversé. Le zié i brul, le kèr i gonf, fierté èk regré melanjé.

Shemin La Rényon, shemin nout péi…Sa la amont anou koman i lé la vi !

Robert Gauvin.               

la Rényon dann kèr

LES SENTIERS DE DÉCOUVERTE

 

Vous souvenez-vous du temps de notre enfance, quand nous prenions des raccourcis à travers les champs de Monsieur Fénousse ? Nous avions vite fait de chaparder une ou deux cannes bonbon. En moins de deux, à coups de galets, nous faisions aussi tomber ses mangues dragées. D’un œil on volait des mangues ; l’autre oeil servait à monter la garde au cas où un gardien arriverait…La peur nous serrait le ventre, mais l’envie était trop forte quand nous avions dix ans.

Vous rappelez-vous encore l’année de nos quinze ans quand nous allions cueillir des jameroses au bord de la rivière ? Le cœur battait à tout rompre, la jambe flageolait quand on essayait d’aborder une demoiselle bien pommée. Ah ! Les bords de rivière où, pour la première fois, les yeux de l’amour se sont ouverts !

Par la suite nous avons emprunté de nombreux chemins aux multiples lacets : nous en étions toujours à nous demander, quelle cascade argentée, quel « Plateau des Fleurs » nous attendait encore. Mais la plupart du temps, derrière le premier tournant, ne se cachait qu’un autre tournant, comme dans la vie…Une vie que nous pensions comprendre : nous n’avions alors que 20 ans !

Depuis lors le temps a passé ; parfois la pente était raide, le souffle venait à manquer, nous sentions les galets se dérober sous nos pieds. Nous avancions tant bien que mal, mais nous sommes malgré tout, arrivés au bout. Là, du haut du piton, nous pouvions découvrir notre pays, offert à nos regards, avec tous les chemins que nous avions parcourus. Nos yeux brûlaient, notre cœur se gonflait, fierté et regrets mélangés.

Sentiers de La Réunion, sentiers de notre pays, vous nous avez appris à connaître la vie !

Traduction : R. Gauvin et H. Payet


                              

Aou Bondië,

La pa ou-minm

La rantr architèk pou aranj Luniver ?

La pa ou-minm la-niabou démay

Tout sak, premié débu, té anmayé ansanm an dézord ?

La gingn sépar la tér èk la mér,

Le jour èk la nuite ?

La pa ou-minm la invant solèy ?…

(Photo Marc David)

Alorss trouv pa drol,

Si jordi mi domann aou in grin la lumièr

Srèss in mti klerté,

Pou moin konprann ousak mi lé,

Pou devine, dann fénoir, mon shemin,

Kan sréti in mti santié koudkongn,

Provik obout mi apersoi,

In Koin Trankil, in Bassin la Pé !

 

Parss la, toudbon, zafér lé sérië ;

Ogard ou-minm laba Manhattan :

D’anlèr le sièl in lavalass defë

La likid demoun par milié.

Par koté Jérusalem, linsandi lé pankor paré pou tinn ;

Déryér la montagn Kaboul nüaj la guér l’apo antassé

Minm si na pü tro gran shoz pou krazé.

(Photo Marc David)

Shak koté i prétan,

Sa in batay rant le Bien èk le Mal :

Le Bien lé dan zot kan, par lot koté le Mal.

Shak koté i avanss san tranblé :

Zot lé sür-é-sertin, azot zanfan Bondië,

Anfass la rass le diab ;

Shak koté i doute pa : Bondië lé avèk zot !

Kër klér, pou Bondië, zot lé paré pou tué,

Pou Bondië, kër klér, zot lé paré pou mor.

 

Bondië ! Ou i antann amoin là ?

Dieu, Allah, Yahweh, Vishnou,

Aou minm mi koz !

Ou té pa pou la pé, ou ? Ou té pa pou la vi ?…

Bann-la le fou, la tête la bloké !

Ou va lèss azot ankor lontan anserv out nom

Pou anbrouy léspri demoun ?

Pou fé pète la guèr ?

Pou fé gingn la mor ?

 

Di in mo, fé in jèss !…

Amont anou out shemin galizé,

Amont anou koman i fo fèr,

Pou k’nu gingn viv

An frér…                                                                                    Robert Gauvin.

 

 

 

 

 

A propos du poème :          « BONDIË LA PA OU LOTËR ? »

 

 

C’est le titre du poème final du recueil La Rényon dann kër de Robert Gauvin, que nous vous invitons à relire dans le désordre du monde d’aujourd’ui.

En effet, il nous faut bien constater que ni les armes, ni la violence, ni l’exclusion de l’autre – celui qui de soi diffère par son identité ou ses croyances –, ni les velléités d’impérialisme et la volonté de puissance ne se sont tues depuis la parution de ce poème en 2007 après la tragédie du 11 septembre et l’effondrement des tours de Manhattan. Guerres, exécutions, mutilations ou exils accablent toujours les hommes, hélas.

 

Alors, quand le monde s’ébranle, on voudrait retrouver le chemin de l’humanité. Mais sur qui compter ? Qui appeler au secours ? De qui attendre raison, soulagement ou compassion pour les malheurs du temps ?

 

C’est la grande question posée par ce poème en vers libres, avec les mots et les images qui sont les armes d’un poète dont la plume audacieuse semble osciller entre apostrophe, humilité ou colère, supplique, scepticisme ou accusation, voire mise en demeure de Dieu. Ce qu’on peut lire à bien des signes du texte, parmi lesquels la récurrence des formes interrogatives présentes dès le titre : Bondië, la p’aou lotër ?

 

Si l’apostrophe à ce Bondië peut paraître vive et caustique, dès même les premiers vers, qui font écho à la Génèse, peut-être est-ce en vertu de la toute puissance de ce dieu, considéré tel l’architecte de l’univers et cependant impuissant au regard des fléaux qui affligent le monde actuel. De quoi susciter une angoisse métaphysique, exaspérée chez le poète, par la pensée que, dans ce monde, on attise la haine de l’autre et la violence des conflits au nom même de Dieu, lequel devient alors la mesure du « Bien » et du « Mal », dans le combat qui oppose les « zanfan Bondiëu » à « la rass le diab ». Voilà qui fait enfler la voix de l’écrivain qui en vient à interpeller nommément « Bondiëu, DIEU, ALLAH, YAHWEH, VISHNOU ». Voilà aussi qui donne une portée nouvelle à la question de la responsabilité et de la toute puissance de Dieu, quand cette dernière passe par les mains des hommes qui prétendent agir en son nom : « Ou va less azot ankor lontan ansèrv out nom ? »

 

Sur ce point cependant, le poème ne lève pas les ambiguités. Mettre Dieu sur la sellette, le mettre en demeure de répondre de la folie des hommes qui le trahissent et lui refuser toute parole en suspendant le verbe divin, c’est renvoyer à un non-dit du texte. Poser la question Bondië, la p’aou lotër ?– le responsable – c’est à la fois laisser penser qu’il pourrait l’être mais aussi, peut-être, ne pas l’être. Alors, si « la p’aou loter », Bondië, qui donc le serait ? Serait-ce nous, les hommes, dont ces « zot », ceux-là qui sont évoqués dans le poème, tous emportés par la folie et l’inconscience ? A défaut de réponse, une seule voie s’impose esquissée par la voix même du poète, sur un ton plus humble et suppliant : l’espérance d’un monde plus fraternel, dans lequel « viv an frèr ».

 

Finalement, ce poème, qui donne à lire beaucoup de questions sans réponses, laisse à chacun une part de liberté pour interpréter les mots comme pièce à charge ou à décharge contre un Dieu dont le texte souligne ou le mutisme ou l’indifférence, ou l’impuissance, ou les manipulations qu’en font les hommes. Ce qui laisse ouverte la porte à la question même de son essence, voire de son existence.

 

Il y a donc à une belle pluralité de sens qui peut toucher ou heurter selon la force, la faiblesse ou l’absence des convictions religieuses de chaque lecteur. Peut-être, peut-il affecter certains d’entre nous, Réunionnais, de manière plus particulière par son caractère iconoclaste, ou par la force du dialogue intime noué avec Dieu, au vu des relations que nombre de Réunionnais entretiennent avec le Bondië, ou tel des dieux ou saints vénérés dans notre île.

Au-delà des sens ouverts par ce poème, il convient de rappeler qu’au terme de l’œuvre, ce texte met un point final à la section « Kan la kolér i lèv », dans laquelle Robert Gauvin interroge les maux d’une société réunionnaise aux miroirs trompeurs. Ainsi, entre l’intime et les manières d’être et de vivre d’une société créole affectée par la modernité, ce recueil s’inscrit-il dans une dimension plus large en reliant notre île au monde.

 

Marie-Claude DAVID FONTAINE

 

 

SEIGNEUR DIEU, QUI DONC EST RESPONSABLE ?…(1)

 

Dieu,

N’es-tu pas celui

Qui  s’est fait architecte

Pour mettre de l’ordre dans l’univers ?

N’es-tu pas celui qui a réussi à démêler

Le chaos originel ?

Celui qui a séparé la terre de la mer,

Le jour de la nuit ?

N’es-tu pas celui qui a fait naître le soleil ?…

 

Alors, ne t’étonne pas,

Si aujourd’hui je te demande un rien de lumière

– Ne serait-ce qu’un soupçon de clarté –

Qui me permette de me repérer,

De deviner dans l’obscurité mon chemin

– Même si ce n’était qu’un sentier coups-de-cognes- (2)

Pourvu  que j’aperçoive au loin

Un Coin Tranquille, un Bassin La Paix ! (3)

 

Car, à la vérité, la situation est grave :

Regarde toi-même vers Manhattan :

Du haut du ciel, un déluge  de feu

A liquidé des vies humaines par milliers.

Proche de Jérusalem l’incendie n’est pas près de s’éteindre,

Derrière les montagnes de Kaboul

Les nuages de guerre continuent à s’amasser,

Même s’il ne reste plus grand’ chose à écraser.

 

Chaque camp prétend

Qu’il s’agit d’une lutte entre le Bien et le Mal.

De ce côté-ci le Bien, de l’autre le Mal.

Des deux côtés on avance sans trembler :

Tous sont sûrs et certains d’être les enfants de Dieu

Face à l’engeance du Mal.

Le doute n’effleure aucun des deux camps : Dieu est avec eux !

Le cœur serein, pour Dieu, ils sont prêts à tuer,

Pour Dieu, le cœur serein, ils sont prêts à mourir.

 

Seigneur Dieu, m’entends-tu ?

DIEU, ALLAH, YAWEH, VISHNOU…

C’est à toi que je parle !

Ne voulais–tu pas la paix ?

Ne défendais-tu pas la vie ?

Ces gens ont perdu la raison!

Ils sont devenus fous furieux !…

Les laisseras-tu encore longtemps se servir de ton nom

Pour  semer la confusion dans l’esprit des Hommes,

Pour faire éclater la guerre ?

Pour faire triompher la mort ?

 

Dis un mot ! Fais un geste ! Indique nous le droit chemin !

Montre-nous ce qu’il faut faire,

Pour que nous puissions vivre

En frères !

 

                                                                                           Traduction DPR974.

  • Le texte et le titre en créole datent de 2007, une époque où l’auteur était sous le coup de l’émotion et de l’indignation suscitées par les attentats du 11 septembre. La traduction en français (faite en 2019) témoigne de son évolution, même si la situation mondiale ne s’est guère améliorée…
  • – Sentier coups-de-cognes : sentier parsemé de cailloux auxquels se heurtent les pieds nus.
  •  Lieux-dits de La Réunion aux noms évocateurs.

 Péi Bondië


                  Péi Bondië

 

In zour l’roi Bondië la di/Moin la fini fé tout péï/Pou noir péï zafrikin/Pou blan péï zoropéin/Inn pou bann Zarab/Inn pou tout Shinoi/Inn pou tout Zindien/Èk in gran pou Zamérikin/Astèrk moin na la min/M’a fé kèkshoz lé byien :

Lü la fé inn ti boute la tèr/Lü la poz sü milië la mèr/Ou toultan solèy i briy/Lü la fé nout péï/La donn alü in ta d’nom/Pou fini La Rényon/Somanké pou sa sü l’boute la tèr/Nana d’monn tout koulèr/

Prömië débü té dézér/Prop konm la tête mon granpér/I fo di azot son manman/Lété in volkan/La briz la porté/Lo grin tout kalité/ Prömié kou la  plü/Tout sa la verdi/La pa atann lontan/L’prömié zabitan/

Zoizo la travèrs la mèr/Pou venir sü s’bout la tèr/Koman la fé pou gingn lapin/Sa dömann pa moin/Prömié boug la débarké/Lété in bann kondané/Lèrk la vnü shérsh azot, zot la di/Anou nü par pü/

Apré dot la débarké/Sa péï Bondië la doné/Zot va done alü la valèr/Va travay son tèr/La komans koupé/L’bon boi son foré/La tüé tout lapin/Èpi la fé plinn shömin/Ouk i lé nout péï/Lü k té bien zoli ?

Le roi Bondië sar pa kontan/Lérk lü va oir son zanfan/La sakaj son n’ti péï/Pou fé konm Pari/I di dann Loséan indyien/Lü vitrinn Zoropéin/Bondië mi domann aou siouplé/Di azot asé !

 

François Saint-Alme.

 

Carte du Péï Bondié. Illustration Huguette Payet.

 

Poème

 

LE PAYS DU BON DIEU (Traduction DPR974)

 

Un jour, Dieu le roi a dit/J’ai créé toutes sortes de pays/Pour les noirs les pays africains/Pour les blancs les pays européens/J’ai fait un pays pour les Arabes/Un autre pour les Chinois/Un autre encore pour les Indiens/Et un grand pour les Américains/ Maintenant que je me suis fait la main/Je vais faire quelque chose de bien/

Il a façonné un petit bout de terre/Qu’il a posé au milieu des mers/Là où toujours le soleil brille/Il a créé notre pays/À ce pays on a donné toutes sortes de noms et pour finir La Réunion/Peut-être est-ce pour cela que sur ce bout de terre/il y a des hommes de toutes les couleurs/

Au début ce pays était désert/Nu comme le crâne de mon Grand-père/Il faut dire que sa maman était une montagne-volcan/La brise a apporté des graines de toutes qualités/À la première pluie tout a reverdi/Et il ne fallut pas attendre longtemps ses premiers habitants/

Les oiseaux ont franchi les mers/pour se poser sur ce bout de terre/ Comment se fait-il qu’il y ait des lapins/Ma foi, je n’en sais rien/Les premiers hommes qui aient débarqué/C’étaient une bande de condamnés/Lorsqu’on est venu les rechercher/Ils ont déclaré/Nous, on ne repart plus/

Ensuite d’autres sont arrivés/Sur ce pays donné par Dieu/Ils le mettront en valeur/Travailleront sa terre/Ils ont commencé par couper le bon bois de ses forêts/Ont décimé tous ses lapins/Et ont tracé de multiples chemins/ Où est passé notre pays/Lui qui était si joli ?

Le roi Bon Dieu ne sera pas content/Quand il verra que ses enfants/Ont saccagé son petit pays/Pour faire comme à Paris/On prétend que dans l’Océan indien/C’est la vitrine des Européens/Je t’en supplie, Bon Dieu/Dis leur que cela suffit !

François Saint-Alme.

Petite toupie


À Noël, quand j’étais petit

Il n’y avait pas le moindre sapin,

On mangeait une queue de morue

Et du « riz chauffé » (1) qui croquait sous la dent.

 

À Noël, quand j’étais petit

On ne pensait même pas aux guirlandes.

Woo ! Les seules lumières qui brillaient

C’étaient les étoiles au loin, très haut dans le ciel (bis).

 

Refrain

J’étais un petit diable, débordant de vie :

Je n’arrêtais pas de danser, de virevolter,

Tant et si bien qu’on m’avait surnommé

Petite toupie oté, petite toupie baya !

 

À Noël quand j’étais petit

Le père Noël ne descendait pas chez nous

Papa disait toujours: « Sûr,

Grand Mère Kalle (1)fait peur à cet homme-là ! »

 

À Noël quand j’étais petit

On  bavait d’envie

Devant les gâteaux à la crème

On rêvait d’en avoir à satiété!  (bis)

 

Refrain

 

À Noël quand j’étais petit

On se régalait

D’une ou deux grappes de letchis :

Y avait pas de quoi se rassasier.

 

À Noël quand j’étais petit

Je ne recevais pas de cadeaux :

Une toupie faite d’un grain de letchi

Était le seul présent que me faisait mon papa (bis).

 

Refrain

Notes :

1) « Ri shofé »: riz réchauffé, accommodé avec de l’huile, du piment etc… A longtemps constitué

le petit-déjeuner des Réunionnais. (Dico. Alain Armand.)

2) Gran-mèr Kal : personnage légendaire et inquiétant de la Réunion.

Retrouvez le texte en créole interprété par Nicole Dambreville en cliquant ci-dessous:

 

Texte créole : Pierre Hoarau

Musique :Fabrice Legros

Chant :Nicole Dambreville

Traduction en français : H. Payet et R. Gauvin.