– Monsieur Ah-Kiem, comment l’idée de sculpter vous est-elle venue ?
À ma retraite, j’ai eu envie de rompre avec les activités intellectuelles que j’avais auparavant. L’idée d’écrire me plaisait bien, car j’avais un devoir de mémoire envers l’Île de La Réunion où je suis né…Ecrire, oui, mais pas dans des livres ! Alors, j’ai pensé à la pierre. J’ai « écrit »dans la pierre, pour lui donner une âme.
– La pierre ? Ce n’est pourtant pas le support le plus facile à maîtriser !
Certes, mais j’ai toujours aimé la pierre…La pierre, dure et belle, comme le basalte pintade, familier à mon enfance et que j’ai eu souvent l’occasion d’admirer sur les berges de la Rivière des Pluies…La pierre de La Réunion dont je me suis servi pour construire ma propre maison à l’Îlet Quinquina et pour la meubler en partie.
La pierre est en effet à mes yeux un matériau noble qui garde fidèlement la mémoire des civilisations disparues. Qui nous dit quel pourrait être l’effet des poussières cosmiques sur les « sauvegardes numérisées » de notre mémoire actuelle? Si on les perdait, les pierres, elles, pourraient encore parler.
Maintenant, pour ce qui concerne le travail que demande la pierre, je dois vous dire que j’ai toujours aimé le travail. C’est, entre autres, la valeur que m’ont transmise mes parents, mon père chinois et ma mère « yab.» Je peux en effet travailler dix heures par jour à sculpter, même les dimanches, et quasiment sans outils électriques. Les outils habituels de tout sculpteur : ciseaux, marteaux, massettes, me suffisent…
La pierre n’est pas facile à maîtriser, certes, mais elle est tellement gratifiante !
– Quand vous avez commencé à sculpter la pierre, avez-vous eu besoin des conseils d’un sculpteur de métier?
Pas du tout ! Je me suis formé moi-même, « sur le tas », comme on dit. Quand j’ai commencé à sculpter mes premières œuvres, je ne savais ni si j’allais pouvoir les terminer, ni quand j’allais les terminer, ni même quelles seraient leurs dimensions. Puis j’ai dû prendre des décisions : mes personnages seraient grandeur nature et je m’y tiendrais. Je ferais chaque sculpture en deux mois, et pas plus. Mon plus grand défi restant cependant celui de réussir dans la sculpture en tant que Réunionnais.
Ma force de travail et ma volonté, mes deux « rages » en quelque sorte, ont donc été mes seuls maîtres. Dans ma recherche, le soutien essentiel de ma famille a été précieux. Elle a partagé mes défis, malgré les contraintes que cela supposait.
– Je constate que l’esclavage tient une place très importante dans vos créations. Les scènes que vous avez sculptées, surtout celles des amputations et des tortures infligées aux esclaves, dégagent une force particulière. Est-ce un hasard ?
Bien sûr que non ! L’esclavage reste la partie la plus ignoble et la plus douloureuse de l’histoire de notre île. Il allait de mon devoir d’humain et de Réunionnais de montrer au monde ce crime contre l’humanité, dont notre peuple aussi a été victime.
– Faire connaître à tous ce qu’a été l’esclavage constitue donc pour notre peuple une sorte de catharsis ?
Bien sûr…Mais j’ai aussi un éventail de thèmes différents, visibles dans mes sculptures : j’ai sculpté les hommes et les femmes qui ont marqué La Réunion (tels Roland Garros, Madame Desbassayns, Paul Vergès, etc…), les légendes comme celle de Granmèrkal , du petit Mario de la Rivière des Pluies, celles des Dieux et Déesses grecs avec Mnémosyne, Déesse de la Mémoire, ou des épisodes bibliques comme la dernière Cène, où Jésus est entouré de ses douze apôtres.
– Quel est le projet qui vous tient le plus à cœur maintenant?
Incontestablement, c’est celui de voir dans un avenir proche, l’ouverture officielle du Musée de la Mémoire dans le cadre naturel où je l’ai implanté progressivement, juste au dessus de chez moi. Les aménagements suivent leur cours mais je ne veux surtout pas tout dévoiler !
Monsieur Ah-Kiem, je vous souhaite tout le succès que vous méritez pour la réalisation de votre projet. Je souhaite que les visiteurs à venir soient aussi enthousiastes que je l’ai été aujourd’hui à découvrir votre talent, à ciel ouvert.
Huguette Payet
Un détour à l’îlet Quinquina :
Les œuvres du sculpteur réunionnais Marco Ah-Kiem sont exposées en permanence chez lui à l’îlet Quinquina, proche du village de la Rivière des Pluies.
Dans celles qui traitent de l’esclavage, chaque détail parle, crie, hurle sa douleur et ce sont paroles, cris, hurlements de l’artiste lui-même, révolté par la page la plus lourde de l’histoire de son île natale, qu’on entend.
Obsédé par le devoir de mémoire qui l’anime, l’artiste réalise la symbiose de la nature sauvage de l’îlet, des objets de ses collections et de ses sculptures grandeur nature. C’est à vous couper le souffle !
L’artiste autodidacte arrive à faire passer dans ses créations les mimiques, les sentiments, le tempérament même des personnages qui sont plus vrais que nature. Une exposition originale et émouvante à ne pas manquer. (H.P.)
dann fénoir , dann désespoir , sans limièr’ d’espoir , mi crie ma doulèr , mon souffranc’ , par les hulements et les pleurs du kèr , cet écrit et ces cris donnent un coeur à la vie , une âme à la vie , pour ne plus jamais connaître çà , c’est un devoir de mémoire , pour ne pas oublier et faner , l’histoire, en pensant à ce jardin et à cette poésie de mémoire!!!!!!
On est saisi devant ce monde de pierre sorti des mains du sculpteur en quelques années. La mémoire douloureuse de notre île est transcendée par la force dramatique ou l’énergie vitale de ces créatures puissantes aux postures expressives. Un beau travail pour un devoir de mémoire. Merci à tous.
Entrer dans l’univers de Marco Ah kiem, suivre le parcours qu’il a tracé, c’est retrouver les origines de l’île. Une visite de son jardin, m’a dit un touriste de passage à qui je faisais découvrir l’ilet Quinquina, vaut mieux que toute la partie historique de certains guides touristiques…Et que dire du sentiment qui nous étreint quand on est en face des personnages monumentaux de la Cène ! Merci au sculpteur de nous permettre d’entrer ainsi en contact avec son oeuvre.