« Bichiques la monté ! » Si c’était vrai ! Voilà des années qu’on attend ! Il fut un temps où, pour le plus grand bonheur des Réunionnais, les montées de bichiques (1) étaient abondantes, encore plus pendant la saison chaude. Hélas, elles se font si rares aujourd’hui que nous proposons, à défaut d’un bon cari de bichiques de nos rivières, une page souvenir et témoignage sur une de nos pêches traditionnelles. Elle est tirée de Ti kréver, l’enfant bâtard de Dhavid Huet (2) qui, dans ce roman autobiographique situé à Saint-Benoît dans les années 1930, évoque sa vie d’enfant démuni ainsi que La Réunion d’antan. On peut y découvrir les aventures à la fois « drolatiques ou graves » de Ti kréver qui se demène pour vivre avec sa mère et s’essaye dans les chapitres 34 et 35 du livre à la pêche des bichiques dans un temps où les montées prodigieuses régalaient les Réunionnais de bichiques fraîches (non congelées !) et de bichiques sèches (3).
Extraits du chapitre 34 de Ti kréver : « Bichiques la monté »
Tï kréver de son côté, se désolait de ne pouvoir rien faire qui puisse aider un peu son « momon » (4).
Arriva alors la nouvelle : « bichique la monté ! ».
Il y avait déjà quelque temps qu’une bonne partie de la population bénédictine attendait cela. Les bichiques ! cette bénédiction du ciel dont la pêche et la vente, constituaient l’essentiel des ressources de bien des familles.
Depuis plusieurs semaines, les pêcheurs se tenaient à l’embouchure de la Rivière des Marsouins et cela jour et nuit.
Le jour, ils creusaient inlassablement des petits canaux. Petits canaux destinés à devenir le passage obligé des bichiques, entre la mer et la rivière.
Travail ardu, exécuté souvent sous le soleil de plomb. Mais travail nécessaire si l’on voulait que la pêche soit bonne.
Ces canaux étaient assez longs. De la même longueur que la barrière naturelle de galets que la mer avait dressée le long du rivage et qui constituait un obstacle de taille pour le bon déroulement des opérations.
C’était, en quelque sorte, une lutte de tous les instants entre les pêcheurs qui enlevaient les galets, et la mer qui en apportait d’autres.
Une seule demi-journée d’abandon et le « canal bichique » se trouvait obstrué.
C’était presque un art que le creusement et la consolidation de ces petites tranchées, par où l’eau claire de la rivière rejoignait la mer et qu’allaient emprunter les bichiques, pour passer de l’eau salée à l’eau douce.
La nuit, les pêcheurs dormaient sur place, sous une espèce de petite tente faite d’une « saisie » de vacoa, ces mêmes tentes qui, aux heures les plus chaudes de la journée, leur permettaient de s’abriter, de courts instants, du soleil « bord’ mer ». Un soleil dont la réverbération sur les galets donnait mal aux yeux et cuisait littéralement l’épiderme de ceux qui s’y trouvaient.
Mais tous ces préliminaires étaient absolument nécessaires si l’on voulait obtenir de bons résultats. Ceux qui s’y soumettaient y étaient habitués. Ils ne se rendaient même plus compte de ce que leur condition de vie avait de pénible.
Leur récompense était là : les bichiques montaient. Des jours fastes allaient suivre.
Ti kréver, enfant de Saint-Benoît, vivait aussi cette particularité de la vie locale.
Comme bien d’autres de ses petits camarades, il avait « in ti vouve ». Cette petite nasse spéciale faite avec la nervure centrale du latanier ou du cocotier, véritable piège dans lequel, une fois entrés, les alevins ne pouvaient plus sortir.
Sa « vouve » en bandoulière il était, lui aussi, descendu à l’embouchure de la rivière. Comme les autres il attendait. Il attendait en scrutant les lames au travers desquelles on distinguait les « rouleaux » de bichiques qui se rapprochaient du rivage (5).
Il priait ardemment pour que cette montée de bichiques se fasse. En posant sa « vouve », non pas dans les canaux sévèrement gardés et contrôlés par ceux qui les avaient creusés, mais à l’arrière, il espérait en prendre suffisamment pour pouvoir aller en vendre, afinde gagner quelques sous.
Bien sûr, il savait qu’il ne pourrait pas, comme les professionnels, attraper des bichiques « blanches », des bichiques « la rose », les plus demandées, qui étaient les plus chères. Mais il se consolait en sachant aussi que, même à l’arrière, on pouvait faire de bonnes prises. Les bichiques ayant seulement changé de couleur, pour devenir noires.
C’était là une particularité que connaissaient bien les pêcheurs. Il fallait absolument que les bichiques soient capturées dès leur sortie de l’eau de mer. Elles étaient alors d’une légère couleur rose, et translucides. Les meilleures pour la confection du « carri de bichiques ».
Poussées par leur instinct qui les obligeait à retourner vivre en eau douce après leur éclosion en mer, leur capture au cours d’une campagne de pêche se comptait par dizaines de tonnes, et avait une incidence notable sur l’économie de toute la région.
-1. A la Rivière des Marsouins -2. A la Rivière des Roches.
Dès qu’avait retenti ce cri de : « bichique la monté ! », une activité fébrile s’était installée au bord de la mer. Des tas de « vouves », assez grandes pour qu’un enfant de dix ans puisse y prendre place, furent « calées », en différents points des canaux, le long desquels il ne fallait plus marcher après cela, pour ne pas contrarier les véritables nappes de bichiques qui les remontaient.
Des concentrations de paniers, en bambou tressé, se faisaient le long des petits sentiers qui se trouvaient tracés le long des berges de la rivière, par le passage quotidien des pêcheurs.
Ces paniers étaient destinés au transport des bichiques vers les lieux de vente.
Ils allaient être remplis à ras bords de bichiques sautillantes, dont beaucoup, en tombant par terre lors de ce transport, auraient pu permettre de les suivre à la trace. Inconvénient que l’on essayait de réduire en recouvrant les paniers, une fois remplis, avec des rameaux fraîchement cassés sur les arbustes environnants. […]
Imité en cela par beaucoup d’autres, Ti kréver, bien à l’arrière, là où la pêche était libre, avait « calé sa vouve ».
Pour ce faire, il avait dû, au préalable, construire un petit barrage, avec des gros galets et de la paille, sur une bonne longueur, afin de créer une retenue d’eau, laquelle inciterait les bichiques à monter plus haut.
Au beau milieu de cette petite digue, la gueule béante tournée vers la mer, et l’arrière bien attaché, par un brin de vacoa, la « vouve », piège parfait, était prête à remplir son office.
Il ne lui restait plus qu’à attendre.
Il était alors dix heures et il savait que, pour obtenir un résultat satisfaisant, il fallait au moins cinq heures.
Aussi en prévision de cette longue attente, il avait apporté, en même temps que la « vouve », sa gaulette. « Sa gaulette la mer » (6). Ceci afin de se livrer à la pêche aux « macabis ». Petits poissons voraces qui, ayant suivi les bichiques, se trouvaient eux aussi dans les lames écumeuses qui se brisaient sur le rivage.
Rivage animé, au long duquel régnait une agitation extrême, où tout un chacun s’évertuait à retirer le maximum de cette véritable manne aquatique (7).
[…]
Puis, le moment étant venu, il était allé « lever sa vouve ».
Si celle-ci n’était pas remplie entièrement, elle n’en contenait pas moins à peu près une demi-tente de bichiques. Malheureusement devenues noires, par un phénomène de mimétisme lié à la couleur sombre du fond de la rivière.
Après avoir consciencieusement lavé sa « vouve », il prit alors le chemin de ce qui lui restait de case.
A l’horloge de l’église qui se voyait de l’embouchure, il était trois heures de l’après-midi.
Avec nos remerciements à Dhavid Huet pour l’aimable autorisation de publier ces pages de son roman.
Pour dpr, Marie-Claude David Fontaine
- Bichiques : minuscules alevins pêchés à l’embouchure de certaines rivières.
- Ti kréver l’enfant bâtard, Dhavid, éd. de référence imprimerie Graphica, 1991 (1ère éd. 1990) ; Océan Editions, 1992 ; éd. Azalées, 2006. dpr974 a publié le 11/08/2016 un extrait du roman portant sur la rentrée scolaire vécue par l’enfant d’autrefois.
Dhavid ou Dhavid Huet ou David Huet a aussi publié : Tienbo l’ker Ti kréver aux Océan Editions et les récits : Zaza ; Le temps du « fénoir » ; Souvenance, aux éditions Azalées ainsi qu’une Histoire de la poste à La Réunion, des origines à nos jours et La longue marche vers la liberté Sarda Garriga.
- Le chapitre 34 porte sur la pêche des bichiques. Le chapitre 35, plus centré sur les bichiques sèches, fait l’objet d’un autre article.
- Ti kréver (surnom de l’enfant) est élevé par « son momon » qui est en fait Berthe Macatia qui l’a recueilli.
- La masse sombre des bichiques agglutinées en rouleaux est en effet repérable depuis les berges.
- La gaulette, ici réalisée en bambou, est une canne à pêche artisanale.
- Depuis le rivage, Ti kréver pêche les macabis, alors que les pêcheurs plus expérimentés s’attaquent à la pêche plus sportive de grosses carangues appâtées par la montée des bichiques.