(Chronique des premiers temps)
An l’an 1692 Henri Habert de Vauboulon, gouverneur de l’île Bourbon, se fâcha avec le riz, comme le dit l’expression créole ou si vous préférez il partit sur le côté de tantôt, bref il péta lof : ce qui veut dire en français courant, qu’il mourut …Il mourut dans la geôle où les Bourbonnais l’avaient enfermé deux ans plus tôt ; peut-être même fut-il empoisonné… La plupart des habitants furent soulagés de sa disparition, reprirent haleine et fermèrent le barreau du cimetière : « Arvoir Pierre, tak baro ! »…
Certes les Bourbonnais n’avaient jamais été faciles à diriger, mais l’on pouvait espérer qu’avec l’arrivée d’un « vrai » gouverneur, Monsieur de Vauboulon, les choses allaient changer : ne représentait-il pas réellement l’autorité royale ? Le roi Louis XIV en personne ne lui avait-il pas donné le pouvoir, tout pouvoir ?…
C’est ce qui peut-être lui avait fait gonfler le jabot, enfler les chevilles et déranger le cerveau : En France il y avait Louis le Quatorzième, à La Réunion , pardon à l’île Bourbon, il y avait lui, Henri Habert de Vauboulon dans son royaume insulaire…Il était venu, décidé à commander à cette bande de cocos durs d’anciens corsaires, de fieffés paresseux et d’aspère-cuite…Il allait limiter les droits de chasse, allait leur apprendre à cesser d’assommer les dodos à coup de bâtons, à souquer à la main les anguilles des rivières et à chavirer les tortues sur le dos pour en faire des caris ou des fritures – délicieuses au demeurant – de leurs foies gorgés de sang…Ils allaient devoir marcher droit, ces va-nu-pieds qui ne savaient même pas écrire leur nom et vivaient dans l’ignorance de Dieu…
L’art et la manière de gouverner aux îles…
Ce fut alors un chargement, un voyage, une avalanche de règlements… A vrai dire ces dispositions n’étaient pas toutes forcément mauvaises, mais ce n’était sans doute pas la manière de traiter des Bourbonnais, habitués au laisser-faire, à la nonchalance et à la liberté.
Pour commencer Vauboulon leur fit défense expresse de quitter leur maison plus de quinze jours pour aller vavanguer… N’était-ce pas là atteinte à la libre circulation des hommes ? Il leur interdit de chasser plus d’une fois par semaine… ce qui était pour eux plaisir bien innocent.… Il leur fit en outre obligation d’envoyer leurs enfants à l’école, et interdisait aux jeunes gens de se marier s’ils n’avaient pas appris un métier, ne possédaient pas quelques rudiments de religion et ne savaient ni lire ni écrire… Mais où allait-on, grands Dieux !?
Outre ses vilaines manières de vouloir tout régenter : faites ceci, ne faites pas cela, Vauboulon avait un penchant accentué pour les espèces sonnantes et trébuchantes et faisait preuve d’une habileté certaine à se remplir les poches…Il accordait généreusement aux colons le droit de garder définitivement leurs terres (qu’ils avaient déjà payées), à la condition qu’ils allongeassent la monante. Que n’aurait-il pas fait pour de l’argent ! Il était toujours prêt à toutes sortes de trafics douteux : il faisait parfois arrêter quelqu’un qui n’avait rien fait de mal et le flanquait à la geôle. Et si le prisonnier voulait vraiment revoir la lumière du jour, se dégourdir les jambes et respirer l’air libre, il lui fallait payer en argent, en bijoux, en volailles, ou en porcs. Vauboulon n’avait pas d’exclusive : il acceptait tout.
En outre il avait une étrange conception du service à rendre à ses subordonnés : tout le temps du séjour en prison d’un homme marié, Vauboulon – dit on – s’efforçait de remplacer le mari absent et de « caïoler » l’épouse d’icelui, comme on disait dans le joli parler d’alors.
L’activité de Vauboulon s’étendait jusqu’ au domaine des prérogatives du clergé. Dans son esprit il était le supérieur des prêtres et prenait sa part de l’argent que les habitants de Bourbon destinaient à l’église. Il allait même jusqu’à trouver que les sermons du père Hyacinthe manquaient d’éloquence et de force de persuasion et l’obligeait à lire à la messe le sermon que lui, Vauboulon, avait rédigé de sa propre main.
On imagine sans peine que les Bourbonnais avaient du mal à le supporter. Ils avaient à plus d’une reprise tenté de prévenir la Compagnie des Indes de ses agissements, mais ces beaux Messieurs de la Compagnie faisaient « zorèy koshon dann marmite pois ! » Le sang des Bourbonnais s’était mis à bouillir ; le couvercle de la marmite se soulevait de plus en plus, tant la vapeur était forte. Il fallait bien qu’un jour cela déborde. Et d’aucuns comme le père Hyacinthe et le garde-magasin Firelin s’étaient concertés avec d’autres Bourbonnais pour trouver solution adéquate…
Un dimanche mouvementé
Or donc, un beau dimanche de novembre 1690, le père Hyacinthe était entrain de dire la messe dans l’église de Saint-Denis avec moult expressions latines :
Introibo ad altare Dei…
Ad eum qui laetificat juventutam meam…
C’est alors que le gouverneur, avec le retard qui sied, quand on est gouverneur, fit son entrée, suivi de son secrétaire… Fait étrange, dans l’église se trouvaient des fidèles venus d’autres paroisses, de Sainte-Suzanne en particulier… Vauboulon ne s’en émeut pas outre mesure ; il s’avance, s’avance encore… Et soudain trois hommes se précipitent sur lui, le saisissent par le colback, lui bloquent les bras…Le secrétaire du gouverneur s’efforce de sortir son épée du fourreau ; on le maîtrise… Cependant que devant l’autel, appliqué à son office, le père Hyacinthe ne voit absolument rien, n’entend strictement rien, ne se doute de rien… ou bien fait comme si… et continue de plus belle :
Dominus vobiscum.…
Et cum spiritu tuo…
De toute la force de ses poumons Vauboulon se met alors à crier: « Mon père, mon père, on m’assassine !… » Le père Hyacinthe semble toujours atteint de la surdité la plus totale, mais dès qu’il voit que Vauboulon est réduit à l’impuissance, il se retourne, enlève ses vêtements de messe et s ‘écrie : « Amarrez-moi ce coquin, ce voleur, ennemi de la couronne et du public ! »… Ainsi fut fait…
Tous alors quittent l’église pour mener en joyeux cortège Vauboulon en direction du cachot…Puis, une fois qu’ils l’ont enfermé à double tour, s’en retournent le cœur content vers l’église où l’on termine la messe commencée. Après les amen et l’ite missa est de rigueur l’on fait monter au mât le pavillon royal ; sept coups de canon sont tirés et les réjouissances et autres libations peuvent commencer…
Une affaire qui se termine mal
…L’affaire se terminera mal : deux ans plus tard Vauboulon mourrait en prison… D’aucuns prétendent qu’on l’aurait aidé à franchir le pas grâce à un bouillon d’onze heures. En 1696 – il a fallu du temps pour que la justice fasse son œuvre – six accusés d’entre les comploteurs seront emmenés en France pour y être jugés. Firelin sera pendu, les autres, dont le père Hyacinthe furent condamnés aux galères. Mais ce dernier sera en définitive renvoyé vers ses supérieurs pour être puni… comme il convient !?…
DPR974
un grand merci pour cette bio très intéressante, dans un style qui ne l’est pas moins, j’enrichis mon lexique créole!