« C’est l’histoire de douze sentinelles de pierre postées sur le flanc d’un volcan, dans l’attente de se faire sculpter par le feu de la terre. Cette attente durera un jour, dix ans ou cent millions d’années », pensait Jean-Claude Mayo (1), l’artiste plasticien, comblé par l’éruption volcanique exceptionnelle d’avril 2007 qui ensevelit les statues monumentales de son œuvre Symbiose pour volcan et oiseaux, installée en 1988 sur une ancienne coulée, située dans l’enclos, non loin du rempart du Tremblet.
Cette œuvre àla jonction du minéral, du végétal, de l’animal et de l’humain, se voulait en symbiose avec les éléments naturels. Son caractère gigantesque lui insufflait une force mystérieuse.
Regardez bien ces silhouettes que vous ne verrez plus jamais dans le site du volcan. Ces douze (2) hautes et volumineuses statues de plusieurs tonnes chacune, d’une hauteur allant jusqu’à 6 mètres, scrutaient, pour la plupart, l’océan peu éloigné. Elles paraissaient disposées selon un ordre mystérieux déterminé par le pendule de l’artiste, autour d’un point pyramidal. Toutes, à même la lave refroidie depuis longtemps, semblaient comme surgies naturellement et vigoureusement du sol volcanique. On aurait pu les croire de la même matière, de la même chair, tant le basalte et le ciment projeté, qui avaient servi à garnir le treillis de support, avait noirci comme lave rubescente devenue rugueuse. Avec les années, elles avaient accueilli les premières mousses, lichens, fougères et oiseaux…
Si l’ensemble de l’installation était expressif, chaque silhouette donnait à penser ; qu’elle soit plus figurative et proche de l’homme ou plus informe, entre l’homme, l’animal, le minéral. Il suffisait de se rapprocher, de s’éloigner, de les contourner pour les voir et les saisir de manière différente.
Le géant hautain et solitaire prenait apparence plus humaine. Telle silhouette voûtée semblait se pencher vers une autre. Des bras, des seins, des fesses, des visages s’esquissaient selon l’angle d’approche, laissant deviner une éphémère maternité ou imaginer un geste d’adoration ou d’offrande.
Que faisaient ? Que disaient ces silhouettes massives ? Elles étaient là… Les rencontrer était toujours un moment où on se sentait interpellé. Et chaque visite inspirait. Il y avait les simples curieux, les cueilleurs de goyaviers, les sceptiques, les «pa-la-èk-sa», quelques éventuels casseurs, les nostalgiques de l’île de Pâques, les détracteurs ou admirateurs d’un art brut colonisant les espaces vierges… Il y avait surtout des individus simplement touchés, voire ébranlés, par la présence de ces statues étranges.
Le choc n’était pas le même, selon qu’elles soient contemplées dans la clarté lumineuse d’un jour dégagé qui élevait les regards vers l’infini, ou observées coiffées de brumes et surgissant mystérieusement. Qui étaient-elles ? Sentinelles au bord du volcan dans l’attente des Révélations du Grand Océan (3) ? Gardiennes ou adoratrices du feu et des forces telluriques ? Emanation du sacré ou de la puissance de l’art ? Ou encore créatures précaires exposées aux fureurs dévastatrices du volcan ? On se sentait alors petit et fragile.
Elles disparurent en avril 2007, englouties par le flot des laves de l’éruption exceptionnelle qui dura du 2 avril au 1 mai et qui affecta profondément la zone du Tremblet. Les habitants vécurent près d’un enfer de feu, bruissant des craquements du magma qui recouvrait ravines, arbres et plantations. La lave se déversait en mer, engloutissait le vieux port et remodelait la côte sauvage.
Devant le front de lave qui s’avançait vers elles le 5 avril 2007, les statues de Symbiose pour volcan et oiseaux se soumirent avec sérénité et solennité, attendant d’être cernées et sculptées par la force du feu, pour une symbiose achevée et espérée par le créateur de l’œuvre : « Je commence les sculptures et le volcan vient les terminer » avait-il dit. Désormais, on peut les imaginer ensevelies sous une masse monstrueuse de lave refroidie de plus d’une dizaine de mètres de hauteur. Sont-elles devenues de grands gisants ou ont-elles été disloquées, charriées et métamorphosées par la fusion des éléments ?
Des traces de ces sentinelles restent fixées sur la pellicule et dans les œuvres de Mayo, dont une huile « Volcan et oiseaux », 1987 (FRAC Réunion) et dans l’étude conservée à l’Artothèque intitulée « Formes humaines de lave attendant la rencontre du feu originel », 1986.
Nous avons perdu ces guetteurs du volcan. Mais leur disparition constitue l’achèvement de l’œuvre pensée par le créateur. Elle invite à repenser les rapports de l’homme à la nature et à l’art. Cette œuvre ne visait pas l’éternité mais se voulait résolument éphémère, comme les hommes, de passage sur terre et eux aussi soumis aux forces du temps et de la nature. Que ces silhouettes habitent nos mémoires et que la mémoire de l’éruption de 2007 nous rappelle que nous vivons sur une île volcanique en devenir, par le jeu des forces de destruction et de renouveau perpétuel.
Marie-Claude DAVID FONTAINE
Avec nos remerciements à François Martel-Asselin pour les photographies.
1. Jean-Claude Mayo/Enzo Mayo : artiste d’origine réunionnaise. A réalisé à Saint-Nazaire l’œuvre magnifique « Les ducs d’Albe », 1991, Monument en commémoration de l’abolition de l’esclavage. Nous vous invitons à consulter les sites consacrés à cet artiste.
2. Leur nombre tient du mystère. Initialement, elles auraient été 13, installées sur la coulée de 1976, sur une plate-forme destinée au départ à des forages géothermiques, au-dessus de la route nationale.
3. Allusion à l’œuvre de Jules Hermann, inventeur du mythe de la Lémurie.
Je me souviens de ces sculptures étonnantes car à chaque fois que je passais par là je m’arrêtais pour les observer et je me demandais si elles disparaitraient un jour. En fait elles n’ont pas disparu car elles continuent à vivre sous cette masse de lave froide comme un trésor de pirates pour des Bibique curieux et interrogateurs!
Tilou
Je ne les oublie pas. C’était un pari fou d’imaginer les voir disparaître un jour et pourtant c’est arrivé !
je les ai vues en 94, très impressionnantes ! Et je ne savais pas qu’elles avaient été ensevelies.Je l’apprends par hasard et grâce à Google Images aujourd’hui !! (19 juin 2013)