Il y a longtemps, longtemps même (2), dans un pays qui s’appelle La Grèce, un dénommé Xantus avait invité ses amis à manger. Il avait demandé à Ésope, son esclave, de préparer le meilleur repas qui pût exister sur terre… Quand arriva l’heure de passer à table, l’esclave en question leur servit un cari (3) de langue (la langue de quel animal, l’histoire ne le dit pas…) Xantus n’en revenait pas : était-ce là vraiment le meilleur des caris ?
Alors, un autre jour, pour mettre son esclave à l’épreuve, il lui demanda de préparer cette fois le repas le plus mauvais que l’on puisse imaginer…Et lorsque les invités se mirent à table, quelle ne fut pas leur surprise de constater, que le plus mauvais repas qu’Ésope avait trouvé, était encore…un cari de langue ! De son point de vue, la langue qui sert aux humains à parler, pouvait être aussi bien la meilleure que la pire des choses sur terre…
Pour nous ici à La Réunion, la langue et par extension la parole, est quelque chose de dangereux, dont on ne se défie jamais assez. Il suffit pour s’en convaincre de penser aux proverbes, aux expressions que nos Anciens nous ont légués (…) Selon les Anciens, ceux qui parlent, ceux qui promettent, passent leur temps à mentir ; ne dit-on pas : « Grand prometteur, petit donneur » ? De toute façon la langue est un organe qui bouge, qui tourne, qui vire, bien difficile à maîtriser. Impossible de la faire rester tranquille : tous les Réunionnais savent bien que « la langue n’a pas d’os ». Ceci vaut pour tous les êtres humains, hommes aussi bien que femmes, même si d’aucuns prétendent que « la langue des femmes est semblable aux lames de la mer ! »
Pour les Anciens par conséquent, mieux valait ne pas parler du tout, pour ne pas avoir d’ennuis, pour ne pas se faire prendre, car il est bien connu que « les bœufs s’attrapent par leurs cornes et les gens par leur langue.»
Jadis, chez nous, tout le monde n’avait pas le droit à la parole ; celle-ci était réservée aux « grandes genses », aux gens de la Haute, à ceux qui avaient de l’instruction : patrons, prêtres, ou encore maîtres d’école, mais tout le reste, les gens-misère, ceux du commun, devaient se la boucler, baisser la tête et supporter leur malheureux sort sans se plaindre. Il en allait de même pour les femmes et les enfants. Mon grand-père disait, mi-farceur, mi-sérieux : « Les enfants n’ont qu’un seul droit, celui de se taire et même ce droit, si cela continue ainsi, risque fort d’être remis en question. » Quant aux esclaves, quel droit avaient-ils ? Pas le droit de parler, pas le droit de dire non. Jour et nuit ils étaient tenus de dire : « Oui, oui, mon maître ! » et de faire ses quatre volontés sans maugréer. Aujourd’hui encore, nous autres Réunionnais, savons que « Dire oui, c’est éviter la bataille ! ».
Et Dieu sait pourtant que parler a du bon ! Parfois un mot – un seul – et la colère s’évapore. Un mot et le sourire refleurit. Un petit mot d’encouragement et les têtes se redressent. Et quand les soucis s’acharnent sur vous et que vous ne savez plus que faire, les partager avec un ami, c’est comme s’enlever un poids du cœur. En outre, quoi de plus agréable qu’un mot doux susurré à l’oreille ? Autre chose encore : un bon débat où chacun expose son point de vue, où l’on s’écoute à tour de rôle, qu’on soit pour ou contre, c’est ainsi qu’on finit par trouver une solution, qu’on arrive à faire progresser la société. C’est ainsi que naît la démocratie. Ah ! Vrai de vrai, cela fait du bien de parler.
De là notre joie quand nombre de radios libres et de chaînes de télévision ont vu le jour ; tous les gens qui en avaient gros sur le cœur, ont alors vidé leur sac ; mais à partir de là les langues ont perdu la raison : Ce fut le début d’émissions spéciales, du genre : « parlez pour parler, une émission spéciale de Radio percale (4) internationale ! » Ou bien encore : « Plaignez-vous, demandez des comptes, une émission-défouloir de Radio-condoléances !»
Tous les spécialistes des ladi-lafé (5), tous les savants mal dégrossis, tous ceux qui croient détenir la science infuse, se sont mis à discourir à perte de salive sur des sujets dont ils n’entendaient goutte : peine de mort, valeur du Cac 40, linguistique…Que sais-je encore ? Ce n’était plus la démocratie, c’était la téléphonocratie (6) : le fleuve de l’ignorance coulait à ras bords. Emergeait parfois un homme ou une femme aux idées sensées. Mais la plupart du temps n’importe qui disait n’importe quoi, parlait pour ne rien dire et les animateurs laissaient dire, laissaient faire, quand ils n’y allaient pas, eux-mêmes, de leur grain de sel.
Franche vérité, Ésope n’avait pas tort quand il disait que la langue était à la fois la meilleure et la pire des choses !
Robert Gauvin in « La Rényon dann kër ».
1) En français : il n’y pas d’os dans la langue.
2) Oui, je sais, c’est un créolisme, mais chassez le créole, il revient au galop et donne une saveur particulière au français.
3) Cari vient de l’indo-portugais : plat créole qui accompagne le riz.
4) Radio percale = radio-trottoir, rumeur publique.
5) Ladi-lafé : potins, racontars.
6) Le texte est au passé, mais la téléphonocratie perdure et a encore de beaux jours devant elle ! Les émissions de certaines radios locales sont toujours essentiellement constituées d’interventions des auditeurs.
Cher Robert, quand je lis ton texte et tombe sur des mots comme « les grandes genses », c’est le pur Entzücken. Rectifier la langue, lui rappeler les règles de la logique (masc. en -s: gens, fém. en -se: gense) que l’histoire lui a fait perdre quelquefois, et par là l’innover, l’enrichir, l’ouvrir à d’autres enrichissements – was für ein Selbstbewusstsein! Je pense que ce qui fait que le/les créole/s sont si soigneusement mis à part, c’est que ces petits m’en-fous-de-tes-règles sont trop dangereux. Ils pourraient faire revenir à la surface les souvenirs d’une longue phase historique pendant laquelle le français de France a été complètement libre, était écrit sans orthographe, piquait à droite et à gauche… sans vouloir parler des libertés qu’un type comme Rabelais prenait, ce grand substantificque jouisseur des mots. La France, mère de tous les droits importants dans le monde, si elle donnait le droit de liberté à sa langue? Du type: « Le changement, c’est maintenant! »? Ou: Créoliser allègrement! Et m… à ceux qui trouveraient cela totochant.
Vivement dimanche, que le tien soit joyeux! Herzliche Grüsse aus dem weiten Land des Schnees und des Eises von uns beiden & salut! Dein Pit.
Un plaisir de constater que nos articles sur La Réunion sont lus en Allemagne par des lecteurs si attentifs et curieux de notre culture et de notre langue créole. Un patrimoine que nous voulons transmettre et faire partager. Dans une île ouverte à la mondialisation, un lien que nous tissons entre passé, présent et avenir.
LANGUE DES FEMMES : comme les lames de la mer,les vagues de lamer , du battant des lames,au sommet des montagnes , lifé ladi lafé , , li batt’,comme radio freedom ,la langu’la retrouve sa LIBERTE , pour évit’ bataill’pou retrouve la paix sociale , lacohésion sociale ,cette créolie reste une habitude , et devient une plénitude , et une quiétude!!!!!