La malheureuse histoire de Paul et Virginie a fait le tour du monde depuis sa publication en 1788 par Bernardin de Saint-Pierre. Histoire nourrie par le séjour de l’auteur à l’Ile de France, qui, avec cette fiction parée des illusions du réel, fait son entrée en littérature. Histoire pouvant trouver aussi des échos dans sa découverte de l’île Bourbon (2).
L’œuvre centre ainsi sur un monde insulaire dont les représentations peuvent nous interpeller. Elle marque également l’histoire de la littérature française en relançant le débat d’idées sur l’opposition Nature et Culture. Devenue mythe de l’Océan Indien, elle n’a cessé dès sa parution d’être rééditée, traduite, d’inspirer de nombreux créateurs et a engendré une profusion d’images (3).
C’est cette fabuleuse amplification que nous donne à voir l’exposition du musée Léon Dierx : « Paul et Virginie : Du roman aux images ». Exposition qui puise dans le riche fonds des musées de La Réunion et remet en valeur un patrimoine constitué dans les années 1910 par Marius et Ary Leblond puis enrichi successivement (4). Cette présentation trouve son prolongement dans l’Exposition virtuelle Paul et Virginie (5) sur le site de l’Iconothèque Historique de l’Océan Indien : http://www.ihoi.org/app/photopro.sk/ihoi_icono/
Une exposition magnifique. Remarquablement mise en scène dans l’espace muséal. Sans lourdeur didactique. Le charme et la puissance des images agissent et les questionnements naissent de la multiplicité des représentations.
Une première salle introduit dans l’œuvre. Elle présente des portraits de Bernardin de Saint-Pierre, quelques lieux de l’Ile de France et des éditions originales et plus contemporaines de l’œuvre. On entre ainsi dans un paysage mental. On fait connaissance avec les protagonistes essentiels diversement portraiturés, sculptés ou présentés dans quelques scènes emblématiques. Grâce à quelques suites de gravures, dont la touchante série coloriée de Jean-Frédéric Schall qui fait référence, ou d’autres anonymes, on découvre les étapes de la vie de Paul et Virginie, un peu à la manière d’une BD, en particulier dans certaines productions plus populaires aux teintes vives. Réalisées avec différentes techniques et selon les codes et la sensibilité des artistes et des époques, ces images invitent à découvrir une histoire de l’art .
La suite de l’exposition va moduler l’histoire de Paul et Virginie. Une vraie réussite que cette déambulation à travers des petits espaces aménagés qui soulignent la structure ternaire de l’œuvre. On passe du bonheur de l’enfance au malheur final avec la visite du gouverneur Mahé de Labourdonnais. On découvre les étapes de ce « drame en trois actes » ainsi que quelques « moments privilégiés » de la vie des enfants.
De l’enfance, on retiendra les images attendries des mères rêvant autour du berceau commun et l’épisode du jupon. Combien de délicieuses images inspirées par le traitement original de Jean-Michel Moreau Le Jeune pour le frontispice de la première édition illustrée de 1789 et qui montre les enfants s’abritant de la pluie sous le jupon relevé de Virginie. La scène reprise souvent à l’identique depuis Moreau et Schall a donné lieu à quelques réinterprétations intéressantes comme celle de Joseph Henri Van Lerius (6) qui les protège sous une feuille de bananier. Des photomontages attendrissants également.
Se distingue aussi l’épisode abondamment illustré depuis 1789 par J-M Moreau de la demande de la grâce de l’esclave en fuite qui souligne l’ingénuité et la pureté de ces enfants dont les valeurs ne sont pas celles de la société coloniale esclavagiste de l’époque. La violence du système se lit alors dans les yeux terrifiés des enfants face à l’échine courbée de l’esclave et au bâton du maître. L’épisode des enfants dans la forêt a aussi largement inspiré les artistes. En 1806, Anne-Louis Girodet donne une image forte et audacieuse du passage du torrent (6). Dans un corps à corps serré, Paul, saisi presque dans l’instantané du mouvement, franchit les eaux tumultueuses en portant Virginie avec fermeté et sollicitude. Le motif sera ensuite décliné différemment. A la délicatesse de Tony Johannot ou Le Guay, on peut opposer la représentation grotesque de Gill dans le journal l’Eclipse de 1875 ou la banalisation du mythe par la publicité plus contemporaine de Viandox.
Après les retrouvailles des enfants perdus, la scène avec Domingue et les esclaves qui les portent (6) s’inscrit dans le prolongement de l’épisode de la grâce de l’esclave et marque bien « le triomphe de la vertu ». Elle apparait dès 1791 dans la suite Schall/Legrand où le coloriste transfigure la scène en plaçant les enfants dans un halo de lumière.
Mais l’arrivée de Mahé de La Bourdonnais signe la fin de ce temps heureux de l’enfance. Tout est en rupture dans la présentation du gouverneur, porte parole de la tante de Virginie et des attentes de la société coloniale d’alors. Les images ont un caractère plus collectif et moins naturel. A l’inverse, sur un mode plus intimiste est traitée la séparation de Paul et Virginie, accompagnés ou non de leurs proches. Quand les jeunes gens sont seuls, ces scènes n’ont jamais la charge érotique qu’on peut trouver dans le bain et le repos de Virginie (7). Elles gagnent souvent en pathétique. De l’émotion se dégage des adieux esquissés par Orrin Smith ou de l’épure du trait d’André Jo Veilhan. Mais la séparation peut sembler plus convenue, et se rapprocher de l’image pieuse sous l’ogive de Frédéric Schopin et de la belle affiche colorée avec Pierre Falké (6).
Les représentations du naufrage du Saint-Géran et de la mort de Virginie se placent sous le signe du pathétique et du tragique, dès les premières illustrations de Vernet, J-M Moreau, Prud’hon etc… Mais d’autres suivront qui impressionneront par leur puissance d’évocation telles celles de Laguillermie (6), d’Eugène Isabey ou James Bertrand. L’exposition se clôt sur les tombeaux imaginés de Paul et Virginie. Il y a une forme d’illusion réaliste chez Louis Antoine Roussin (8), un art de la suggestion dans l’abstraction de A-J Veilhan et une dimension plus symbolique dans les grands bambous esquissés par Jean-Baptiste Isabey.
A travers toutes ces scènes se révèle aussi l’extrême diversité des figures des personnages. Paul et Virginie apparaissent aussi bien sous la forme de gracieux enfants de la nature, de petits paysans, de petits aristocrates, de petits bourgeois, ou de jeunes gens sortis des fêtes galantes ou d’une image pieuse ou d’Epinal. Et dans une même scène, leurs traits physiques peuvent varier considérablement de même que leur âge !
Quant à l’image de l’esclave, elle oscille entre représentation conventionnelle ou plus humanisée par une gestuelle expressive dans des productions animées pour certaines par les positions critiques de Bernardin de Saint-Pierre et de ses amis artistes sur l’esclavage. Vers le milieu du XIXème, Charles Cumberworth donne des accents de scène de maternité à sa sculpture de Marie surveillant Paul et Virginie.
Pour ce qui est du paysage insulaire, les artistes multiplient palmiers, bananiers, agaves, papayers, signes d’un monde saisi comme exotique et dans le goût des XVIIIème et XIXème et traité de manière plus ou moins réaliste. Selon les créateurs, la nature devient le décor de l’action ou participe à la dramatisation en s’accordant aux sentiments et situations.
Ainsi voisinent images néo-classiques et romantiques, approche plus réaliste, populaire, symbolique ou fantaisiste, ou inspirée par l’univers de la BD et de la photo… Et aussi images commerciales ou parodiques dont l’irrévérence peut amuser ou irriter. Les œuvres fondatrices des années 1789 à 1810 ont donc largement suscité l’élan créateur.
Voilà donc une mine fabuleuse. Voilà une exposition qui souligne la fécondité du mythe et montre que Paul et Virginie ne sont pas pétrifiés à jamais. Qu’ils évoluent avec les artistes, les époques, les techniques propres aux arts graphiques et avec la diffusion du livre et le développement d’une culture de l’image. Les enjeux de chaque création sont donc différents. Il appartient aux spécialistes et professeurs d’éclairer sur la sémiotique des images et leur rapport au texte de Bernardin de Saint-Pierre. Mais le visiteur ne peut être indifférent. Ainsi s’élabore une première réflexion sur l’art.
Autre mine ! On peut apprécier de voir le mythe, qui a su se vivifier à travers les supports divers, se saisir des outils numériques et investir la toile. Mine considérable pour préserver les images qui sont fragiles et les rendre accessibles dans le temps et au plus grand nombre, avec des informations d’un autre ordre. L’exposition virtuelle Paul et Virginie sur le site de l’IHOI (5) déroule « le drame en 3 actes » de leur vie. On y découvre de plus une présentation des séries d’images fondatrices de J-M Moreau, J-F Schall, M Lambert etc… et des riches fonds patrimoniaux réunionnais ainsi qu’un dossier bibliographique et pédagogique.
Mais peut-on réduire Paul et Virginie aux images et peut-on tout dire en images ? A l’évidence, certains épisodes se prêtent bien à un traitement pictural mais il y a des transpositions difficiles, voire impossibles. Ainsi est estompé, voire effacé, le débat polémique sur la vie naturelle et les dépravations de la vie dite civilisée. De ce fait, le mythe du bon sauvage – dans le prolongement de la pensée de Jean-Jacques Rousseau – se trouve quasi esquivé. De même, la dimension utopique de la société idyllique formée par les enfants, leurs mères et leurs deux esclaves dans une île esclavagiste. Peu évidentes aussi les contradictions d’un roman moral célébrant la vie naturelle. Il faut donc faire aussi le chemin inverse : aller des images au texte et lire ou relire Paul et Virginie.
Mais en attendant, une véritable trésor vous attend au musée. Ne ratez pas cette exposition.
Et accueillons la chance de pouvoir accéder aux merveilleuses images de Paul et Virginie sur le site de l’IHOI.
Marie-Claude DAVID FONTAINE
1. Nous remercions M. Bernard Leveneur, commissaire de l’exposition et directeur du musée Léon Dierx pour l’aimable autorisation d’utiliser les photographies du site du MLD.
Exposition du 17/05/ au 5/10/2014 réalisée sous l’égide du Conseil général avec le concours du Musée historique de Villèle, La Bibliothèque départementale, les Archives départementales Sudel Fuma, Le Musée des Arts décoratifs de l’Océan Indien et des prêts de collectionneurs privés. La richesse des collections rassemblées (MLD et MHV) en font le 3ème fonds national.
2. Le séjour à l’Ile de France date de 1768 à 1770 et à Bourbon de novembre à décembre 1770. Intégrée aux Etudes de la nature, l’œuvre paraît de manière autonome après 1788.
3. Les séries d’illustrations se suivent dès 1789 : J.M. Moreau/Vernet ; 1791 : Schall/Legrand ; 1794 : Lambert/Legrand ; 1795 : Schall/Decourtis ; etc… L’œuvre a été reprise sous des formes multiples : littérature, musique, peinture et arts graphiques, arts décoratifs, cinéma, publicité…
4. Exposé de manière permanente à l’origine, le fonds Paul et Virginie est mis en réserves avec l’installation du fonds Vollard en 1946. En 1995, F. Cheval et T.N.C. Tchakaloff présentent au MLD l’exposition : Souvenirs de Paul et Virginie : Un paysage aux valeurs morales (et titre de l’ouvrage édité).
5. L’IHOI, département de La Réunion, avec pour chef de mission David Gagneur : http://www.ihoi.org
6. Photographies du Musée Léon Dierx cg sur le site : http://www.cg974.fr/culture/leon-dierx
Photo 1 : Visuel de l’exposition Paul et Virginie. Reprise de J. Van Lerius, coll MLD
Photo 2 : Section Enfance, Vues partielles : Le passage du torrent. Reprise de Girodet, 1806, coll MLD (à droite) ; Paul et Virginie portés par les Nègres. Reprise créateur non identifié, coll MHV (au fond).
Photo 3 : Section Mort : Virginie retrouvée morte sur la plage. Reprise de La Guillermie, 1878, coll MHV.
Photo 4 : Section Séparation : Paul et Virginie, les adieux, Pierre Falké, 1927, coll MHV.
7. Scènes placées dans la salle d’introduction de même que le nid offert à Virginie.
8. Pour La Réunion, outre Roussin, on peut signaler les esquisses et un tableau d‘Adèle Ferrand. En littérature, les romans contemporains de D. Vaxelaire : Une si jolie naufragée et J-F SamLong : Une île où séduire Virginie.
Bravo et merci à Marie Claude DAVID-FONTAINE pour cette présentation enthousiaste et érudite de l’exposition sur Paul et Virginie au Musée Léon Dierx ! Je souhaiterais l’imprimer « in extenso » illustrations comprises, pour l’ajouter à ma collection sur Paul et Virginie…