Tout le monde connaît les bassins de la Ravine Saint-Gilles : Bassin Bleu, Bassin Malheur, Bassin des Aigrettes (autrefois dit des Trois Roches), Bassin Cormoran qui font les délices des promeneurs, touristes et photographes. L’accès des trois derniers est officiellement interdit par arrêté préfectoral depuis plus de dix ans ; cependant ils restent décrits dans la plupart des guides touristiques et constituent toujours un des sites les plus fréquentés de l’île. Mais que connaît-on vraiment des canaux de la Ravine Saint-Gilles, dont des portions sont aujourd’hui encore bien conservées ?
Ils puisent leurs eaux en aval des différents bassins alimentés par des résurgences qui s’échappent des fissures de la roche, tombent en cascade ou remontent par le fond. Des eaux généreuses, pures, claires et bleutées. Un don de la nature dans cette région de savane aride où l’eau affleure après un parcours invisible depuis les pentes du Maïdo. On n’a donc pas de mal à deviner l’intérêt hydrologique, économique et touristique de la Ravine Saint-Gilles, une des rares ravines pérennes de l’ouest. Une aubaine. Aujourd’hui comme autrefois.
Historiquement, ces canaux ont eu plusieurs fonctions. En plus de leur rôle d’alimentation en eau potable (encore actif aujourd’hui même si des stations de pompage ont pris le relais), ils ont servi pendant deux siècles (et bien avant le grand basculement des eaux !) à l’irrigation des champs, ont permis le fonctionnement de plusieurs usines sucrières et d’un « moulin Kader » exploitant les fibres d’aloès. Ils ont eu un rôle majeur, surtout au XIXème siècle, en contribuant au développement de l’industrie sucrière dans la région. Grâce à des techniques diverses, de grands propriétaires ont exploité l’énergie des eaux portées par ces canaux pour alimenter leurs sucreries. La plus ancienne, avant l’abolition de l’esclavage, était la sucrerie de Villèle, de la famille de Madame Desbassayns, qui pompa l’eau du Bassin Bleu grâce à une roue hydraulique, les autres, celles de l’Eperon, de Bruniquel et de Vue-Belle, datant des années 1860/70 (1).
Il nous reste aujourd’hui des traces qui témoignent de cette histoire. Certaines sont bien visibles dans le paysage, comme les cheminées et corps de bâtiment des usines que nous avons citées et qui ont fermé progressivement au cours du XXème suite à la concentration des moyens de production. D’autres plus secrètes, comme celles du Moulin Kader en service dans la première moitié du XXème siècle, et qu’on confond fréquemment avec la station de pompage proche dont il reste encore de beaux mécanismes. Station qui, autrefois, via le Canal Bruniquel, fournissait l’usine de Vue-Belle en énergie. Enfin, il nous reste les canaux dont on peut suivre les tracés. Bref un riche patrimoine industriel, dont seuls quelques éléments sont inscrits aux monuments historiques ; actuellement objet de quelques études, publications et aménagements initiés par les institutions, associations et particuliers. Un chantier à travailler en prolongeant les actions visant à restaurer, mettre en valeur et faire connaître ce patrimoine.
Mais quels sont précisément ces canaux dans lesquels on se perd selon les dénominations, les usages ou l’inaccessibilité de certains ouvrages ? Et aussi l’absence de signalétique qui va de pair avec l’interdiction d’accès aux canaux et bassins.
A partir d’un dessin technique de la main d’Emile Hugot (2) et d’un Rapport hydrologique (3) qui, en 1960, reprend les mêmes données tout en analysant les débits des bassins et prises d’eau, on peut faire une synthèse de ces canaux d’autrefois, aujourd’hui partiellement à sec. On les voit apparaître telles des arborescences du cours d’eau. Le Bassin Bleu alimente le Canal de l’Eperon et la Pompe de Villèle – qui va vers les sucreries du même nom. Le Bassin Malheur approvisionne le Canal Prune et le Grand Canal de Villèle ou Lelièvre ou Bruniquel (du nom actuel) qui fournit les sucreries des Filaos et de Vue-Belle ainsi que le Moulin Kader. Le Bassin des Trois Roches (ou des Aigrettes) alimente le Canal Jacques (le seul encore en eau aujourd’hui) et l’ancienne usine électrique située non loin du Bassin Cormoran d’où démarre le Canal Bottard en direction d’une zone d’activité agricole et fruitière (4).
Ces canaux ont donc une valeur historique, patrimoniale et architecturale indéniable avec certaines parties en tunnel (comme le canal Prune) ou en corniche tout à fait remarquables. Creusés « dans le substrat rocheux », ils sont « bien intégrés à la topographie » (5). « On reste émerveillé du courage et de la persévérance que révèle cette entreprise » écrit de Monforand dans l’Album de La Réunion. Du bel ouvrage, en effet, si on pense à l’étendue des espaces reliés, au génie des concepteurs et constructeurs. Si on songe à la peine des hommes et aux techniques employées pour asservir les eaux.
Ces canaux, nous les avions découverts dans la naïveté et l’insouciance de notre jeunesse. Comme beaucoup d’autres Réunionnais, nous les avions alors empruntés avec plaisir. Mais je vous parle d’un temps que les moins de 50 ans ne peuvent pas connaître ! A l’époque, les promeneurs et baigneurs étaient en nombre discret, la promenade encore autorisée et l’eau coulait vive dans le Canal Prune. Quelle joie d’arriver au Bassin Malheur par ce Canal Prune ! Parfois on cheminait sur la margelle, et bien souvent dans l’eau du canal lui-même. Quelle merveille de découvrir les roses des bois en nappes, les racines de ficus se tordant dans la roche et les capillaires attendrissants accrochés aux murets. D’entrevoir ici et là une belle trouée sur la ravine et les bassins. Quelle aventure de progresser en corniche dans l’eau fraîche et stimulante ! On avançait à la queue leu leu dans les tunnels humides et sombres taillés dans la roche. Se fiant aux yeux de chat ou à la lampe du premier de cordée. « Pas besoin la pèr ! » Car on jouait à s’effrayer d’un frôlement de feuille ou de bois portés par le courant. Une fois arrivés aux bassins, seuls les plus audacieux plongeaient, les autres contemplaient… Souvenirs, souvenirs…
Souvenirs qui butent désormais contre le présent. Le développement touristique de Saint-Gilles et plus largement de La Réunion a attiré un flot de visiteurs ininterrompu. En 2000, un arrêté préfectoral – suivi en 2003 d’un arrêté municipal – a interdit l’accès aux bassins Malheur, des Aigrettes et Cormoran ainsi qu’aux canaux afin de préserver la qualité de l’eau et la sécurité des personnes. Un panneau proche des lieux, situé près du parking sommaire mais toujours bien fréquenté par les visiteurs de la ravine, le signale. Le problème majeur étant que l’eau des bassins est en partie captée pour assurer aujourd’hui comme autrefois, « la consommation humaine ».
Depuis, les canaux vont à vau l’eau. L’eau s’échappe ici ou là par des fuites. Elle s’est tarie dans le Canal Prune. Un éboulis a fragilisé une section du même canal. Heureusement que certaines portions sont encore assez bien préservées ! Mais gardons-nous de les retrouver un jour effacées comme d’autres.
On devine donc les conflits d’intérêt dans la vocation multiple de la Ravine Saint-Gilles : hydrologique, économique, sociale, écologique (6), patrimoniale et touristique. D’où la nécessité de solutions conciliant les positions. On parle de projets. Responsables, institutions, mairie de Saint-Paul, associations soutenues par des partenaires divers, avancent des propositions (7). Quant aux canaux qui méritent d’être préservés, saluons les efforts de tous ceux qui ont contribué à faire connaître le Canal Bottard (notes 4 et 8) et le Canal Bruniquel dont de belles parties maçonnées ont été dégagées (9). Espérons que ces lieux feront l’objet de soins constants. Et rêvons de retrouver l’eau fraîche, claire et bleue de la ravine avec un parcours patrimonial passant par les bassins, canaux, sucreries, moulin Kader, station de pompage, berges de la ravine jusqu’au port de Saint-Gilles.
Marie-Claude DAVID FONTAINE
1. Sur ces 4 usines fermées, 3 sont inscrites aux monuments historiques : Villèle en 1997, Bruniquel et Vue Belle en 2002 (cheminées).
2. Moulins Kader, sur les traces du choka, le sisal de La Réunion, Michèle Marimoutou Oberlé, CBo Territoria éditions, 2010. Le dessin de Emile Hugot sur les concessions d’eau date de 1956. L’ouvrage présente également Le Canal Bruniquel et ses usages.
3. Rapport hydrologique, Mission hydrologique de l’Ile de La Réunion, D. Le Gouriérès, 1960
https://www.google.com/#q=Rapport+hydrologique+ravine+saint+Gilles+1960
4. Canal Bottard du nom d’un médecin de Saint-Gilles associant pharmacopée européenne et plantes locales. Le sentier aménagé par TAMARUN du théâtre au port, passant par le Verger Bottard, révèle une végétation riche et des vestiges historiques.
5. Jean-Luc Bonniol et Jean Benoist, Un ordre étagé mis à bas, Contribution à une ethnologie des paysages à La Réunion (Application à la zone de Saint-Gilles), Rapport à la Mission du Patrimoine ethnologique, 1994.
file:///Users/mc/Downloads/Ethno_Benoist_1994_084%20(3).pdf
6. Un arrêté préfectoral de décembre 2015 mentionne la Ravine Saint-Gilles comme cours d’eau classé au titre du Code de l’Environnement du Bassin de La Réunion.
7. L’hypothèse « de sortir le Bassin des Cormorans du périmètre de protection et d’y autoriser la baignade » apparaît sur le site de TAMARUN et dans la presse (JIR du 21 novembre 2015).
8. L’aménagement a été porté par TAMARUN, à l’initiative de la commune de Saint-Paul. Le sentier a été inauguré en décembre 2015.
9. L’action de partenaires et associations (dont Kan Villèle) a permis l’aménagement de sentiers d’accès offrant de belles vues sur les bassins de la ravine et a dégagé le tracé du canal Bruniquel.
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