Henri Madoré ( » Madouré » de son vrai nom) est né à Saint-Denis le 11 avril 1928. Il nous a quittés, à l’âge de 60 ans, le samedi 31 décembre 1988. Il fut, au sens littéral du terme, notre dernier chanteur de rue : sur le coin de la boutique, devant la gare, au rond-point du Jardin de l’Etat, au grand comme au petit bazar, voire dans les quartiers les plus reculés, pour quelques quate-souMadoré chantait.
Il animait également des soirées, montait sur les podiums des foires commerciales, se produisait sur la scène des cabarets. Il nous parle lui-même de sa vie et de sa bohème dans « Ti Doré dans l’île »:
« Moin même Ti Doré
Moin la pas vantard
Mi aime bien chanter
Avec mon guitare
Dann toute le tour d’l’île
Même dann lé p’tit coin
En train tout part d’ l’île
Oilà où zot i pé trouve amoin. »
L’art de Madoré
Une voix originale, gouailleuse, pleine d’humour, reconnaissable entre mille. Une musique au rythme allègre qui nous met en mouvement, et par dessus tout son art époustouflant de l’improvisation : à partir du canevas plus ou moins établi de ses chansons, Madoré était capable de s’envoler en improvisant textes et musiques, s’inspirant de ce qui se passait à l’instant même sous ses yeux : un événement de la rue, un incident, une panne de voiture, tout était prétexte à broderie instantanée, en temps réel comme on dit maintenant. Et il retombait toujours sur ses pieds. Les divers enregistrements dont nous disposons illustrent parfaitement ce don qui n’est pas sans rappeler les techniques d’improvisation des chanteurs de blues américains.
Madoré jongle avec les mots, leur attribue parfois des sens bien à lui que l’auditeur doit deviner et manie à plaisir les allitérations : « Ah,Tantine tonton, mais té lé tenté par l’huile tantan, wayo ! »
Parmi les thèmes abordés, s’il parle de son enfance et des jeux auxquels il se livrait, comme dans « Marmaille la bit » (1):
« Allon Marmaille
Allon na biter
La pa besoin disputer
Ni chamaille »…
il traite aussi de thèmes plus graves comme la mort dans Madina où il rend compte de la tradition des veillées funèbres créoles avec café et rhum. D’autres fois, alors qu’on ne le voyait plus, qu’on le croyait mort, il ressuscite par la force de l’amour :
« Partout dans la ville
Mi entend in seul bruit
A cause té lé tranquille
Moin lété ki croit que té la fini
Non moin la pas fini
Malgré mon tranquille
Moin la gaingne la pépie
La fiève crapaud avec la bile.
Refrain:
« La pa besoin croire que moin lé mort
Oilà que moin la retourne encore
Tout lé nerf néna dans mon corps
I amène amoin dann bras d’Nonor ».
Dans le livre de Nathalie Legros sur Madoré » Pas besoin croire moin lé mort « , Jean-Claude Legros, qui a bien connu l’artiste, écrit : » Madoré ne fait pas partie de notre « folklore » : il fait partie de notre patrimoine culturel…. Il appartient à l’univers de mon enfance, à ce quartier de l’Assomption des années cinquante (…) Dernier chanteur des rues et premier chansonnier créole moderne, il nous lègue la mythologie irremplaçable du petit peuple de Bourbon, à la charnière de la colonie et du département. »
Son legs artistique
« Auteur-compositeur-interprète, artiste musicien et artisan des mots, menant sa » carrière » autant que le lui permettaient la bohème et la misère (…), il est ainsi entré, de son vivant, dans la légende » (Jean-Claude Legros.) Tout le monde est capable de fredonner ou de reprendre en choeur les chansons de Madoré, même les jeunes générations qui ne l’ont pas connu. Si dans une soirée les gens commencent à bailler d’ennui, demandez au guitariste de service d’entonner quelques airs de Madoré, vous verrez l’ambiance remonter en flèche. Parmi ses refrains les plus populaires, qui n’a jamais fredonné Zenfant bâtard ou ABCD ?
Zenfant bâtard
Moin la pas zenfant bâtard
Moin la pas zenfant zarabe
Moin la pas zenfant chinois
Moin la pas zenfant créole
Moin zenfant sénégalais
(refrain)
Si mi mort dessus la terre
Enterre amoin dann cimitière
Si mi mort dann sous-marin
Yo ma serve zappât pou requin chagrin
Zot i dit de moune lé noir
I marié ec femme chinois
Zot i fé zenfant créole
Le zyeux lé rempli malole.
L’avis des contemporains
Dans le livre dédié à Madoré, ceux qui l’ont bien connu lui rendent hommage .
L’écrivain Boris Gamaleya : » Dans les quartiers les plus bruyants de la capitale, Madoré, si je puis dire, avait entamé sa » légende dorée « , celle d’un surdoué de la chanson créole et d’un être excentrique passablement secret « .
Patrice Treuthardt poète et militant du créole : » Du strict point de vue de la langue, ses paroles directes, crues parfois, émouvantes, contiennent une charge poétique créole exaltante « .
Gora Patel, responsable de l’audiovisuel : » Je crois bien qu’il était le premier à faire état sans honte de nos origines » zenfant bâtard « , sénégalaises ou autres, nous ramenant à des racines que nous étions peut-être près d’oublier, nous y ramenant jusqu’à les dépasser, semblant dire avant d’autres : Cafres, Chinois, Zarabes, Malbars, Créoles ? Qu’importe ! Nous sommes tous des » zenfants la Réunion » !
Message particulièrement émouvant, celui du père Dattin dans son homélie lors de l’enterrement de Madoré le 1er janvier 1989 :
« Henri Madoré fut à La Réunion (…) un chansonnier au sens noble du terme : ses airs étaient fredonnés par tous. Henri était un musicien instinctif, ayant la cadence, le mouvement, les notes dans la tête et dans le corps…et de sa guitare naissaient sans cesse des nouveautés qui devenaient bientôt classiques.
Toutes ces dernières années, lorsque, reclus, il vivait assis sur son lit, lui le mobile, paralysé, figé, fixé sur place, dès qu’il acceptait de reprendre sa guitare, tout à coup il changeait ; sa voix, ses yeux, ses épaules tout reprenait vie et il se donnait tout entier dans le chant qu’il entonnait, dans l’air qui naissait sous ses doigts de guitariste. Je me rappelle encore ce jour où Monseigneur Aubry, était venu (…) le visiter sur son grabat au fond de son garage et qu’ensemble, ayant repris la guitare, ils entonnaient des chants longtemps, des danses allègres, des rythmes déchaînés : il fallait voir son visage à ce moment, toute la lumière un moment réveillée, toute la joie et la force qui s’en dégageaient, la vivacité de son oeil et surtout son sourire, large, épanoui (…) et qui exprimait comme une illumination que lui procurait la joie de chanter et de jouer ».
Pour terminer nous redonnons la parole à Jean-Claude Legros, qui milite pour que la rue Malartic soit rebaptisée rue Henri Madoré :
« Sa la rue Malartic
La pas la rue le flic
Sa la rue lé en terre
Na nid-de-poule na zornière
Trottoir lé en galet
Sa la rue Madoré »
La ville de Saint-Denis, ville d’Art et d’Histoire, du moins est-ce son ambition, n’a toujours pas pris la dimension patrimoniale exceptionnelle que représente notre dernier chanteur des rues, Henri Madoré. La rue Malartic, qui longe le Jardin de l’Etat, a vu fleurir et s’épanouir l’une des plus belles fleurs du florilège créole de la Réunion. l’ancienne municipalité dionysienne contactée pour faire de la rue Malartic la rue Henri Madoré a fait valoir qu’il n’était pas concevable que le commissariat Malartic devienne le commissariat Madoré ! Et pourquoi pas, après tout ? Ceci dit, rien n’empêche que la rue s’appelle Henri Madoré et que le commissariat garde son nom de Malartic. On peut se demander ce qu’attend la municipalité actuelle pour faire avancer le dossier…
Marcel Lenormand
1) Le jeu de la butte consiste à lancer en direction du « but » un objet quelconque, bille, pièce de monnaie, capsule, etc … (Dictionnaire créole-français d’Alain Armand)… Mais cela serait trop long d’en exposer ici les règles…
2) Le CD : « Henri Madoré, le dernier chanteur de rue » est un « collector » pour ceux qui s’intéressent à la musique et à la culture réunionnaises. Il a été produit par le Pôle Régional des Musiques Actuelles de La Réunion. Réalisation Loy Ehrlich. Graphisme Kamboo 97.
3) Le livre de Nathalie Legros : « Madoré 1928-1988. Pas besoin croire moin lé mort » (Éditions Réunion 1990 ; consultable à la Bibliothèque Départementale de la rue Roland Garros à Saint-Denis) s’impose pour qui veut aller plus loin dans la découverte de ce chanteur populaire.
Une vie à méditer à travers cette évocation qui nous fait plonger dans un temps pas si reculé. Un artiste qui se forge seul, se produit seul, et meurt seul également. On attend une rue Henri Madoré. Merci à cet article qui fait redécouvrir l’homme et le chanteur.
Il est difficile de faire l’unanimité dans les choix des noms des rues d’une ville, et surtout ceux d’une capitale.
Les goûts différents des habitants, leur âge, leur curiosité dans ce domaine, la durée de leur passage sur l’île peuvent expliquer en partie cette difficulté. Il y a d’ailleurs des livres qui expliquent le nom des rues. Ils sont intéressants, je crois.
Mais une rue Madoré serait d’emblée, je pense, bien accueillie car ce chanteur de rue était si populaire et son talent si original que cela toucherait bien des gens qui chantent encore ses chansons. Madoré est une figure de notre patrimoine culturel musical. Il a sa place dans notre légende, comme le montre d’une manière émouvante et humaine l’article de ce blog.
Mes remerciements vont à tous ceux qui se sont intéressés à lui, entre autres certains membres de sa famille, le pôle régional des musiques actuelles, Nathalie Legros avec son livre »Pas besoin croire moin lé mort »et les témoignages de Jean-Claude Legros .
Huguette Payet.