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Archive for janvier 2013


Henri Madoré ( » Madouré  » de son vrai nom) est né à Saint-Denis le 11 avril 1928. Il nous a quittés, à l’âge de 60 ans, le samedi 31 décembre 1988. Il fut, au sens littéral du terme, notre dernier chanteur de rue : sur le coin de la boutique, devant la gare, au rond-point du Jardin de l’Etat, au grand comme au petit bazar,  voire dans les quartiers les plus reculés, pour quelques quate-souMadoré chantait.

Il animait également des soirées,  montait sur les podiums des  foires commerciales, se produisait  sur la scène des cabarets. Il nous parle lui-même de sa vie et de sa bohème dans « Ti Doré dans l’île »:

 

« Moin même Ti Doré

Moin la pas vantard

Mi aime bien chanter

Avec mon guitare

Dann toute le tour d’l’île

Même dann lé p’tit coin

En train tout part d’ l’île

Oilà où zot i pé trouve amoin. »

 

Madoré vu par Laurent Ségelstein.

Madoré vu par Laurent Ségelstein.

 

L’art de Madoré

Une voix originale, gouailleuse, pleine d’humour, reconnaissable entre mille. Une musique au rythme allègre qui nous met en mouvement, et par dessus tout son art époustouflant de l’improvisation : à partir du canevas plus ou moins  établi de ses chansons, Madoré était capable de s’envoler en improvisant textes et musiques, s’inspirant de ce qui se passait à l’instant même sous ses yeux : un événement de la rue, un incident, une panne de voiture, tout était prétexte à broderie instantanée, en temps réel comme on dit maintenant. Et il retombait toujours sur ses pieds. Les divers enregistrements dont nous disposons illustrent parfaitement ce don qui n’est pas sans rappeler les techniques d’improvisation des chanteurs de blues américains.

Madoré jongle avec les mots, leur attribue parfois des sens bien à lui que l’auditeur doit deviner  et manie à plaisir les allitérations : « Ah,Tantine tonton, mais té lé tenté par l’huile tantan, wayo ! »

Parmi les thèmes abordés, s’il parle de son enfance et des jeux auxquels il se livrait, comme dans « Marmaille la bit » (1):

 

« Allon Marmaille

Allon na biter

La pa besoin disputer

Ni chamaille »…

il traite aussi de thèmes plus graves comme la mort dans Madina où il rend compte de la tradition des veillées funèbres créoles avec café et rhum. D’autres fois, alors qu’on ne le voyait plus, qu’on le croyait mort, il ressuscite par la force de l’amour :

« Partout dans la ville

Mi entend in seul bruit

A cause té lé tranquille

Moin lété ki croit que té la fini

Non moin la pas fini

Malgré mon tranquille

Moin la gaingne la pépie

La fiève crapaud avec la bile.

 

Refrain:

« La pa besoin croire que moin lé mort

Oilà que moin la retourne encore

Tout lé nerf néna dans mon corps

I amène amoin dann bras d’Nonor ».

 

Dans le livre de Nathalie Legros sur Madoré  » Pas besoin croire moin lé mort « , Jean-Claude Legros, qui a bien connu l’artiste,  écrit :  » Madoré ne fait pas partie de notre « folklore » : il fait partie de notre patrimoine culturel…. Il appartient à l’univers de mon enfance, à ce quartier de l’Assomption des années cinquante (…) Dernier chanteur des rues et premier chansonnier créole moderne, il nous lègue la mythologie irremplaçable du petit peuple de Bourbon, à la charnière de la colonie et du département. »

 

Son legs artistique

 

Pochette du disque réalisé par le Pôle Régional des Musiques Actuelles (2)

Pochette du disque réalisé par le Pôle Régional des Musiques Actuelles (2)

 

« Auteur-compositeur-interprète, artiste musicien et artisan des mots, menant sa » carrière  » autant que le lui permettaient la bohème et la misère (…), il est ainsi entré, de son vivant, dans la légende » (Jean-Claude Legros.) Tout le monde est capable de fredonner ou de reprendre en choeur les chansons de Madoré, même les jeunes générations qui ne l’ont pas connu. Si dans une soirée les gens commencent à bailler d’ennui, demandez au guitariste de service d’entonner quelques airs de Madoré, vous verrez l’ambiance remonter en flèche. Parmi ses refrains les plus populaires, qui n’a jamais fredonné Zenfant bâtard ou  ABCD ?

Zenfant bâtard

Moin la pas zenfant bâtard

Moin la pas zenfant zarabe

Moin la pas zenfant chinois

Moin la pas zenfant créole

Moin zenfant sénégalais

(refrain)

Si mi mort dessus la terre

Enterre amoin dann cimitière

Si mi mort dann sous-marin

Yo ma serve zappât pou requin chagrin

Zot i dit de moune lé noir

I marié ec femme chinois

Zot i fé zenfant créole

Le zyeux lé rempli malole.

L’avis des contemporains

 

 Le livre consacré à Madoré par Nathalie Legros (3).-WEB

 

Dans le livre dédié à Madoré, ceux qui l’ont bien connu lui rendent hommage .

L’écrivain Boris Gamaleya :  » Dans les quartiers les plus bruyants de la capitale, Madoré, si je puis dire, avait entamé sa  » légende dorée « , celle d’un surdoué de la chanson créole et d’un être excentrique passablement secret « .

Patrice Treuthardt poète et militant du créole :  » Du strict point de vue de la langue, ses paroles directes, crues parfois, émouvantes, contiennent une charge poétique créole exaltante « .

Gora Patel, responsable de l’audiovisuel :  » Je crois bien qu’il était le premier à faire état sans honte de nos origines  » zenfant bâtard « , sénégalaises ou autres, nous ramenant à des racines que nous étions peut-être près d’oublier, nous y ramenant jusqu’à les dépasser, semblant dire avant d’autres : Cafres, Chinois, Zarabes, Malbars, Créoles ? Qu’importe ! Nous sommes tous des  » zenfants la Réunion  » !

Message particulièrement émouvant, celui du père Dattin dans son homélie lors de l’enterrement de Madoré le 1er janvier 1989 :

« Henri Madoré fut à La Réunion (…) un chansonnier au sens noble du terme : ses airs étaient fredonnés par tous. Henri était un musicien instinctif, ayant la cadence, le mouvement, les notes dans la tête et dans le corps…et de sa guitare naissaient sans cesse  des nouveautés qui devenaient bientôt classiques.

Toutes ces dernières années, lorsque, reclus, il vivait assis sur son lit, lui le mobile, paralysé, figé, fixé sur place, dès qu’il acceptait de reprendre sa guitare, tout à coup il changeait ; sa voix, ses yeux, ses épaules tout reprenait vie et il se donnait tout entier dans le chant qu’il entonnait, dans l’air qui naissait sous ses doigts de guitariste. Je me rappelle encore ce jour où Monseigneur Aubry, était venu (…) le visiter sur son grabat au fond de son garage et qu’ensemble, ayant repris la guitare, ils entonnaient des chants longtemps, des danses allègres, des rythmes déchaînés : il fallait voir son visage à ce moment, toute la lumière un moment réveillée, toute la joie et la force qui s’en dégageaient, la vivacité de son oeil et surtout son sourire, large, épanoui (…) et qui exprimait comme une illumination que lui procurait la joie de chanter et de jouer ».

Pour terminer nous redonnons la parole à Jean-Claude Legros, qui milite pour que la rue Malartic soit rebaptisée rue Henri Madoré :

« Sa la rue Malartic

La pas la rue le flic

Sa la rue lé en terre

           Na nid-de-poule na zornière

Trottoir lé en galet

Sa la rue Madoré »

 

La ville de Saint-Denis, ville d’Art et d’Histoire, du moins est-ce son ambition, n’a toujours pas pris la dimension patrimoniale exceptionnelle que représente notre dernier chanteur des rues, Henri Madoré. La rue Malartic, qui longe le Jardin de l’Etat, a vu fleurir et s’épanouir l’une des plus belles fleurs du florilège créole de la Réunion. l’ancienne municipalité dionysienne contactée pour faire de la rue Malartic la rue Henri Madoré  a fait valoir qu’il n’était pas concevable que le commissariat Malartic devienne le commissariat Madoré ! Et pourquoi pas, après tout ? Ceci dit, rien n’empêche que la rue s’appelle Henri Madoré et que le commissariat garde son nom de Malartic.  On peut se demander ce qu’attend la municipalité actuelle pour faire  avancer le dossier…

 Marcel Lenormand

 

1)    Le jeu de la butte consiste à lancer en direction du « but » un objet quelconque, bille, pièce de monnaie, capsule, etc … (Dictionnaire créole-français d’Alain Armand)… Mais cela serait trop long d’en exposer ici les règles…

2)    Le CD : « Henri Madoré, le dernier chanteur de rue » est un « collector » pour ceux qui s’intéressent à la musique et à la culture réunionnaises. Il a été produit  par le Pôle Régional des Musiques Actuelles de La Réunion. Réalisation Loy Ehrlich. Graphisme Kamboo 97.

3)    Le livre de Nathalie Legros : « Madoré 1928-1988. Pas besoin croire moin lé mort » (Éditions Réunion 1990 ; consultable à la Bibliothèque Départementale de la rue Roland Garros à Saint-Denis) s’impose  pour qui veut aller plus loin dans la découverte de ce chanteur populaire.

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Il y a longtemps, longtemps même (2), dans un pays qui s’appelle La Grèce, un dénommé Xantus avait invité ses amis à manger. Il avait demandé à Ésope, son esclave, de préparer le meilleur repas qui pût exister sur terre… Quand arriva l’heure de passer à table, l’esclave en question leur servit un cari (3) de langue (la langue de quel animal, l’histoire ne le dit pas…)  Xantus n’en revenait pas : était-ce là vraiment le meilleur des caris ?

Alors, un autre jour,  pour mettre son esclave à l’épreuve, il lui demanda de préparer cette fois le repas le plus mauvais que l’on puisse imaginer…Et lorsque les invités se mirent à table, quelle ne fut pas leur surprise de constater, que le plus mauvais repas qu’Ésope avait trouvé, était encore…un cari de langue ! De son point de vue, la langue qui sert aux humains à parler, pouvait être aussi bien la meilleure que la pire des choses sur terre…

Pour nous ici à La Réunion, la langue et par extension la parole, est quelque chose de dangereux, dont on ne se défie jamais assez. Il suffit pour s’en convaincre de penser aux proverbes, aux expressions que nos Anciens nous ont légués (…) Selon les Anciens, ceux qui parlent, ceux qui promettent, passent leur temps à mentir ; ne dit-on pas : « Grand prometteur, petit donneur » ? De toute façon la langue est un organe qui bouge, qui tourne, qui vire, bien difficile à maîtriser. Impossible de la faire rester tranquille : tous les Réunionnais savent bien que «  la langue n’a pas d’os ». Ceci vaut pour tous les êtres humains, hommes aussi bien que femmes, même si d’aucuns prétendent que «  la langue des femmes est semblable aux lames de la mer ! »

Pour les Anciens par conséquent, mieux valait ne pas parler du tout, pour ne pas avoir d’ennuis, pour ne pas se faire prendre, car il est bien connu que   «  les bœufs s’attrapent par leurs cornes et les gens par leur langue

Jadis, chez nous, tout le monde n’avait pas le droit à la parole ; celle-ci était réservée aux  « grandes genses », aux gens de la Haute, à ceux qui avaient de l’instruction : patrons, prêtres, ou encore maîtres d’école, mais tout le reste, les gens-misère, ceux du commun, devaient se la boucler, baisser la tête et supporter leur malheureux sort sans se plaindre. Il en allait de même pour les femmes et les enfants. Mon grand-père disait, mi-farceur, mi-sérieux : « Les enfants n’ont qu’un seul droit, celui de se taire et même ce droit, si cela continue ainsi, risque fort d’être remis en question. » Quant aux esclaves, quel droit avaient-ils ? Pas le droit de parler, pas le droit de dire non. Jour et nuit ils étaient tenus de dire : «  Oui, oui, mon maître ! » et de faire ses quatre volontés sans maugréer. Aujourd’hui encore, nous autres Réunionnais, savons que « Dire oui, c’est éviter la  bataille ! ».

L'illustration  est l'oeuvre de Mme Huguette PAYET

L’illustration est l’oeuvre de Mme Huguette PAYET

 

Et Dieu sait pourtant que parler a du bon ! Parfois un mot – un seul – et la colère s’évapore.  Un mot et le sourire refleurit. Un petit mot   d’encouragement et les têtes se redressent. Et quand les soucis s’acharnent sur vous et que vous ne savez plus que faire, les partager avec un ami, c’est comme s’enlever un poids du cœur. En outre, quoi de plus agréable qu’un mot doux susurré à l’oreille ? Autre chose encore : un bon débat où chacun expose son point de vue, où l’on s’écoute à tour de rôle, qu’on soit pour ou contre, c’est ainsi qu’on finit par trouver une solution, qu’on arrive à faire progresser la société. C’est ainsi que naît la démocratie. Ah ! Vrai de vrai, cela fait du bien de parler.

De là notre joie quand nombre de radios libres et de chaînes de télévision ont vu le jour ; tous les gens qui en avaient gros sur le cœur, ont alors vidé leur sac ; mais à partir de là  les langues ont perdu la raison : Ce fut le début d’émissions spéciales, du genre : « parlez pour parler, une émission spéciale de Radio percale (4) internationale ! » Ou bien encore : « Plaignez-vous, demandez des comptes, une émission-défouloir de Radio-condoléances !»

Tous les spécialistes des ladi-lafé (5), tous les savants mal dégrossis,  tous ceux qui croient détenir la science infuse, se sont mis à discourir à perte de salive sur des sujets dont ils n’entendaient goutte : peine de mort, valeur du Cac 40, linguistique…Que sais-je encore ? Ce n’était plus la démocratie, c’était la téléphonocratie (6) : le fleuve de l’ignorance coulait à ras bords. Emergeait parfois un homme ou une femme aux idées sensées. Mais la plupart du temps n’importe qui disait n’importe quoi, parlait pour ne rien dire  et les animateurs laissaient dire, laissaient faire, quand ils n’y allaient pas, eux-mêmes,  de leur grain de sel.

Franche vérité, Ésope n’avait pas tort quand il disait que la langue était à la fois la meilleure et la pire des choses !

Robert Gauvin in « La Rényon dann kër ».

1)   En français : il n’y pas d’os dans la langue.

2)   Oui, je sais, c’est un créolisme, mais chassez le créole, il revient au galop et donne une saveur particulière au français.

3)   Cari  vient de l’indo-portugais : plat créole qui accompagne le riz.

4)   Radio percale = radio-trottoir, rumeur publique.

5)   Ladi-lafé : potins, racontars.

6)   Le texte est au passé, mais la téléphonocratie perdure et a encore de beaux jours devant elle ! Les émissions de certaines radios locales sont toujours essentiellement constituées d’interventions des auditeurs.

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Connaissez-vous le sentier littoral qui court de l’Etang-Salé les Bains jusqu’à l’Etang du Gol à Saint-Louis ? Après le gouffre, on longe une côte de roche volcanique noire, bordée de filaos aux troncs tordus qui s’étagent sous la poussée des vents.

Alors, parmi les merveilles de cette côte sauvage travaillée par les vagues, le promeneur découvre les premières installations de galets de bord de mer montés les uns sur les autres, tels des cairns (1) diraient certains. Merveille encore : plus le promeneur du bord de mer avance, plus il pénètre dans un univers peuplé de pierres. Sa vue s’étend à un horizon crêté par les silhouettes des installations. On dirait un champ à l’infini, un monde minéral magique et mystérieux ; baroque, gothique et même sépulcral qui s’étend sur deux à trois cents mètres jusqu’à une petite plage de sable creusée par les vagues… Certaines formations gagnent même les filaos de l’autre côté du sentier ! Face à la mer, environ 5000 m2 de galets dressés par la main de l’homme dans ce décor naturel où les pierres ont été d’abord travaillées par la mer et les vents.

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Combien d’installations ? Plus d’un millier… On a d’abord l’impression de voir une multitude de formations élémentaires par leur structure : 3, 4 à 5 pierres simplement étagées à partir d’une assise plus large. Mais, en réalité, elles sont toutes uniques par les volumes, formes, couleurs et agencement choisis. L’emplacement lui-même permet de singulariser chaque création : à même le sable ou sur un socle naturel de pierre, soit polie, soit feuilletée soit alvéolée… Telle installation atteint la perfection dans la pureté des formes, la rondeur des galets et/ou l’harmonie des teintes. Telle autre s’impose par son caractère massif ou sa légereté ou sa sobriété très zen. Ici, un monumental galet, rehaussé de pièces de belle taille, se place dans l’échancrure naturelle de deux blocs rocheux. Plus loin, une installation sur pilotis rocheux semble défier la pesanteur. On finit par découvrir des silhouettes et voir surgir tout un monde de ce champ de pierres. Des familles naissent du rassemblement de galets de tailles et volumes divers. Des tribus lilliputiennes se partagent ce vaste espace de manière aléatoire et pacifique. Des petites silhouettes traversent au-dessus d’un pont fait de bois. Le regard est parfois accroché par une forme. Ici, une esquisse d’homme aux yeux tristes ou rêveurs. Là, un totem. Tiens, ici, un champignon géant… Et là, quelle étrangeté troublante : des galets incrustés avec art dans les alvéoles de la roche ! Et sur cette autre pierre trouée, des incrustations faisant l’effet de moules s’agrippant à leur rocher… On peut faire parler les pierres à l’infini…

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Mais comment telle chose est-elle advenue ?

A l’échelle humaine, c’est une histoire d’aujourd’hui… Sur ce sentier littoral, on voyait ici et là un cairn, comme il y en a sur bien d’autres sentiers de l’île et ailleurs dans le monde, en particulier dans les paysages celtiques et tibétains. A l’Etang-Salé, ils se sont multipliés depuis environ deux ans et ont métamorphosé la côte en quelques mois jusqu’à devenir une marque d’identité, d’expression artistique et de créativité populaire.

A l’échelle géologique, le promeneur est ramené à l’origine volcanique de notre île. En regardant ces galets ovoïdes, il peut imaginer le patient et perpétuel travail de façonnage de la mer qui les a fait glisser et rouler les uns contre les autres à la manière d’un immense kayamb.

Quel nom et quel sens donner à ces installations ?

Il y a longtemps que ces pierres ne sont plus de simples cairns balisant le sentier littoral. Mais, comme certains cairns, elles gardent trace de ceux qui sont passés par ce lieu. Elles pourraient même relever d’une dimension plus mystérieuse et sacrée pour quelques uns. Ces pierres sont-elles pour ceux-là des signes ? Seraient-ils adressés à ceux qui ont disparu en mer ? Quand le soleil s’évanouit, sous les assauts de la houle, des embruns et des vents, le site prend parfois une allure fantastique voire funèbre.

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J’ai choisi de les appeler galé bord’mer/galé domoun pour signifier la belle rencontre de l’homme et des éléments naturels à travers cette forme d’art populaire. Il y a certes de nombreuses formes qui ne sont que compilations rapides de 2 à 3 galets posés furtivement par quelque promeneur ou coureur qui, gagné par la magie du lieu, a senti le besoin d’y laisser une marque existentielle pouvant parfois avoir du charme. Et il y a de vraies créations. On peut imaginer le patient travail de quelques uns choisissant et charroyant leurs pierres – dont de beaux volumes – puis élaborant des échafaudages plus ou moins complexes et recherchés, même dans l’épure. J’ai vu des silhouettes poser des galets non loin du sentier, mais la réalisation des plus grands travaux – sans doute collectifs – garde son mystère pour moi.

Qui sont donc ces créateurs anonymes ?

Y-en a t-il autant que le nombre d’installations ? Inspirés par le lieu, certains renouvellent-ils leur contribution au gré de leur passage ? D’autres, ont-ils trouvé là un lieu d’élection ? Saluons comme une belle réussite le caractère anonyme des créations dans cet espace colonisé avec respect : aucun saccage de la roche ou du sable ou des branches, aucune souillure, aucune trace de passage humain à l’exception des réalisations. Dans ce champ de pierres, on se déplace avec précaution, soucieux de ne pas déranger l’ordonnancement des galets et respectueux du travail d’autrui.

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Ainsi, ces créateurs ont réalisé une forme d’art populaire par sa dimension collective et anonyme. A la manière des bâtisseurs anonymes de pyramides, de temples et de cathédrales, ils ont apporté chacun leur pierre à l’œuvre commune qu’ils nous donnent en partage aujourd’hui. Il nous appartient de respecter et garder un témoignage de ces galé domoun, galé bord’mer, devenus notre patrimoine, et de préserver l’esprit de cette forme d’art, oeuvre précaire soumise aux aléas climatiques : houle marine et vents qui déferlent parfois violemment sur cette côte du littoral sud.

Marie-Claude David Fontaine

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L’œil du cyclone Gamède (2007)

L’œil du cyclone Gamède (2007)

 

 

 

Nous voici en été, la saison des cyclones. Nous venons de vivre l’épisode Dumilé (1) qui n’a pas été trop destructeur. C’est l’occasion pour nous de vous présenter un texte, traduit du créole, qui montre l’importance du cyclone dans la vie et l’imaginaire réunionnais.

Aujourd’hui, quand commence la saison des cyclones, nous sommes assurément bien informés : un cyclone n’a pas encore vu le jour au fin fond de l’océan Indien, qu’on l’a déjà débusqué. Matin et soir, à la télé, nous sommes tenus au courant de ses moindres mouvements ; nous pouvons même le regarder dans le blanc de l’œil : nous voyons s’il faiblit, s’il se renforce, s’il vient vers nous ou s’il a décidé de passer au large… Autrefois, les choses étaient bien différentes. Par le fait, comment cela se passait-il jadis, en période de cyclones ?

 

Ciel de veille de cyclone

Ciel de veille de cyclone

 

Vous vous en souvenez, pas vrai ? Quand les escargots au lieu de ramper à même le sol  grimpaient aux arbres, quand les guêpes entraient jusque dans les maisons pour y bâtir leurs nids, les anciens ne disaient-ils pas en se raclant la gorge : « Hem, hem ! On dirait bien que ce sera une année à cyclones ! » Alors, quand par un beau soir d’été les nuages cuivrés dessinaient dans le ciel l’arbre du vent, plus de doute possible : le cyclone était proche. Il n’y avait pas de temps à perdre ;  on remplissait dare-dare d’eau potable, brocs, cuvettes et casseroles. On faisait réserve de bougies, de maïs sosso et de pistaches (2). On rentrait poules et poussins dans la cuisine. Et commençait alors, Bim ! banm ! banm ! un véritable festival de percussions ; kalous (3) et marteaux s’en donnaient à cœur joie ; on clouait les portes, on clouait les fenêtres…

Puis soudain toute vie s’arrête : plus une feuille ne bouge. La terre, l’air, les gens retiennent leur respiration, comme pour respecter une minute de silence devant la mort …qui va venir.Tout d’un coup, une première rafale.…Grand chambardement dans la cour : sous les bouffades du vent les arbres se courbent jusqu’à terre, relèvent la tête dans un sursaut de volonté, chavirent  puis se redressent… Les pauvres ! L’heure  fatale ne tardera pas à sonner. Sur le toit de tôle la pluie chasse à grand bruit ; le tambour du tonnerre annonce l’enfer. Le vent, vague après vague, cherche à déglinguer le toit, à écarteler la charpente, à déraciner la case (4). Il faut parfois se battre avec une bascule, quand il prend à la fenêtre des envies de décoller. La case coule en panier percé. Femme et enfants égrènent des prières avant de ramper à quatre pattes sous le lit de fer, car la case menace de s’effondrer. La peur alors s’empare de vous, vous oppresse le cœur, vous enserre le crâne dans son étau. Toute la nuit vous demandez pardon à Dieu pour des péchés que vous n’avez pas commis ! Il y aura-t-il seulement un lendemain ?

 

 

Quand la force de l’eau prête main forte au vent (Firinga 1999)

Quand la force de l’eau prête main forte au vent (Firinga 1989)

Au lever du jour, à la place du toit, le ciel ! Au  dehors les arbres gisent raides à même le sol. Des animaux  au ventre gonflé descendent la rivière à vau-l’eau. Dans les plantations les chemins ne sont plus que ravines ; les cultures sont en lambeaux. Partout une vision de fin du monde. Les enfants, eux, ne sont guère concernés, courent dans tous les sens, sautent tels des cabris dans la boue, rient de bon cœur en plongeant au creux des  bassins ; ils reviennent tout fiers, les mains débordant de mangues vertes… C’est comme s’ils découvraient un nouveau pays.

Qui d’entre nous n’a pas la tête remplie de souvenirs de cyclones ? Pour nous, Réunionnais, notre vie pourrait se compter en cyclones : il y a ceux qui nous ont marqués, ceux qui nous ont épargnés, ceux que notre père nous a racontés quand nous étions enfants. Cyclones de vent, cyclones d’eau, cyclones de feu, cyclone 44, 45,48, cyclone Jenny, Hyacinthe, Firinga… Ils ont marqué notre vie, forgé notre mentalité, imprégné notre culture. On aimerait parfois les oublier, mais à l’arrivée de l’été, dans notre imaginaire ils refont surface.  On vit avec eux, avec la peur au cœur, avec l’espoir que notre case va leur résister, avec l’idée que, peut-être, ils vont nous oublier… Mais nous savons tous que c’est le cyclone qui décide de nous écraser ou  de nous laisser la vie sauve. Nous savons, quand il nous déboule dessus, qu’il faut baisser la tête, courber le dos,  rester recroquevillés dans notre trou, le temps  qu’il s’éloigne. Il n’y a rien à faire …Que la volonté de Dieu soit faite !

Pont de la rivière Saint-Étienne après le passage de Gamède (2007)

Pont de la rivière Saint-Étienne après le passage de Gamède (2007)

 

 

Mais à peine est-il parti, que tels des fourmis nous émergeons à nouveau, nous redéplions notre carcasse, nous relevons la tête ; nous recommençons à bâtir, nous recommençons à planter, nous recommençons à vivre… jusqu’au prochain cyclone… Nul ne peut comprendre l’âme réunionnaise, s’il n’a jamais vécu de cyclone…

Robert Gauvin

(Traduction du créole d’un extrait de « La Rényon dann kër »).
Notes :

1) Dumilé : cyclone du début janvier 2013.

2) pistaches : cacahuètes

3) Kalou : pilon

4) Case : maison, qu’il s’agisse d’une case en paille, d’une modeste maison en bois sous tôle ou d’une grande case créole.

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Les lutins statisticiens de WordPress.com ont préparé le rapport annuel 2012 de ce blog.

En voici un extrait :

4.329 films ont été soumis au festival de Cannes cette année. Ce blog a été vu 31 000 fois en 2012. Si chaque vue était un film, ce blog pourrait supporter 7 festivals.

Cliquez ici pour voir le rapport complet.

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Dans son beau poème intitulé « Saint-Denis », écrit en 1983, l’auteur, Jean-Claude Legros, fait par la pensée le pèlerinage du Saint-Denis de sa jeunesse… Ces quelques extraits, choisis pour le blog, donnent la tonalité générale du poème dans lequel l’auteur esquisse  à grands traits l’image de cette ville-paradoxe,

« … galère immobile aux voiles de feuillage et aux mâts de ciment… »

Il évoque également sa prime jeunesse et l’on goûtera particulièrement la cinquième strophe empreinte de créolité. Le lecteur réunionnais bilingue appréciera en connaisseur la complicité du jeu sur les deux langues. Il va sans dire que l’idéal est  de se reporter au texte dans son intégralité ; vague après vague les souvenirs affluent à la mémoire : chaque quartier, chaque coin de rue, chaque fontaine, fait naître  une émotion que partageront tous ceux qui ne sont pas « nés de la dernière averse »..

Malgré la nostalgie que l’on ressent à l’évocation des lieux qu’il a hantés et des personnages hauts en couleurs qu’il a côtoyés (Madoré, Bichique, Zéphirin, parle-pas   …) l’auteur ne cède pas à la tentation de condamner le présent au nom d’un passé idéalisé, magnifié, sublimé. Ce poème-pèlerinage est en fait une déclaration d’amour-malgré-tout à la ville natale qui en a bien besoin.».

R-DG.

  • ….Saint-Denis sur Butor ma ville océanique

Sans rivage sans port sans plage sans bateaux

Saint-Denis Camélias où meurent les bardeaux

Ma cité tropicale au béton boulimique

  • Les fontaines taries hantent le paysage

Des rampes de la Source au rond-point du Jardin

Fontaines de la gare et de la rue Bertin

Dans ma quête assoiffée oasis ou mirages

  • Sur mon vélo soudé je serpente tes ruines

De la rue La Fontaine à la rue Mazagran

L’escalier Ti Quat’sous sombre vers le néant

Et dans mon dos fourbu grimpe la rue Dauphine…

  • Au coin de l’Assomption sur le trottoir d’en face

En chemises rayées les jeunes gens gaillards

Ecoutent l’évangile en suivant du regard

Les yeux de la belle Aude assise à la terrasse….

  • Je suis casseur de bains au bassin Zirondelle

Je suis bacheur d’école au vent du Barachois

Et batteur de carrés casseur de petits bois

Et raconteur de game auprès des demoiselles…

  • Te voilà Saint-Denis plus tout à fait la même

Mais au fil de tes rues c’est malgré tout vers toi

Que je viens en ce jour de l’an quatre-vingt-trois

Balader en secret ma secrète bohème

  • Au pied du cap Bernard ma galère immobile

Aux voiles de feuillage et aux mâts de ciment

Je dépose ces mots en guise de présent

Mon îlet mon quartier mon village ma ville

Jean-Claude Legros.

(La Réunion, 1983)

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