Qui est la vraie Françoise Chastelain/Châtelain ? (1) Quand exactement et dans quelle ville ou village de France est-elle née ? Est-elle noble ou de petite naissance ? Pauvre orpheline éprouvée par la vie ou fille aux mœurs légères ? Nous laissons la réponse aux généalogistes qui s’opposent sur ces points. Ce qu’on sait, c’est que, rescapée d’un convoi de seize jeunes françaises destinées par ordre du Roy aux colons de Bourbon dans les premières années du peuplement, elle arrive dans l’île en 1676, se marie quatre fois, donne naissance à dix enfants et laisse une nombreuse descendance.
Sa vie a de quoi inspirer les plumes !
Deux romans parus en 1993 (2), La Mascarine de Danièle Dambreville et L’Aïeule de l’Isle Bourbon de Monique Agénor, évoquent son destin exceptionnel, en déroulant en arrière-plan l’histoire de la première société bourbonnaise qui, en peu d’années, sera marquée par la pratique de l’esclavage.
Ces deux romans ont donc bien des parentés. Mais, la personnalité, le vécu de Françoise et ses rapports à ses maris, relèvent de la fantaisie de chaque romancière. Leurs choix d’écriture diffèrent également. Danièle Dambreville éclaire son propos en s’appuyant sur des dates (2) et en désignant les époux successifs de Françoise de leurs vrais noms alors que Monique Agénor choisit des appellations métaphoriques et crée des situations amoureuses moins transparentes. La première annonce « un roman historique », la seconde « un roman de fiction » dont le « contexte » est « tout à fait vérifiable« . Ainsi, chaque romancière propose sa propre réélaboration romanesque de l’histoire en invitant à penser les filiations et les origines de l’héroïne et plus largement de l’île elle-même. Et chacune suscite nos interrogations sur cette époque lointaine de notre histoire, peu présente dans la littérature réunionnaise.
Que disent ces romans de la vie de Françoise avant son arrivée à Bourbon ?
Ils reprennent, l’un et l’autre, les thèses qui divisent les généalogistes. Monique Agénor fait de Françoise une orpheline noble tôt placée à « La Salpétrière ». Danièle Dambreville, une orpheline sans titres, qui après une infortune amoureuse vit en vendant ses charmes. Dans les deux cas, Françoise se retrouve dans un lieu qui reçoit des enfants abandonnés, des nécessiteux et filles débauchées, prostituées… Elle y mène une vie de recluse racontée avec beaucoup de liberté. La même imagination fertile est déployée aux étapes suivantes de la vie de la jeune femme comme l’expédition à Bourbon, le long et pénible voyage par bateau, l’épisode tragique de Fort-Dauphin en août 1674 – sur un fond de tensions et de rivalités franco-malgaches – (3). Puis, le voyage des rescapés du massacre avec un passage par le Mozambique et l’Inde avant l’arrivée à Bourbon en 1676. L’odyssée ayant duré trois ans depuis le départ de La Rochelle ! Avec des aventures singulières dans chaque roman.
Quelle sera désormais la vie de Françoise à Bourbon ?
Son destin se mêle définitivement à celui de l’île selon un tissage de faits avérés ou inventés par les deux auteures autour de ses quatre mariages. Avec son premier mari, Jacques Lelièvre, ou le Lieutenant (4), arrivé comme elle de Fort-Dauphin, elle partage quatre années d’une vie modeste, donnée comme heureuse. Les deux unions qui suivent et qui s’accompagnent de la naissance d’enfants, sont présentées de manière contrastée par les deux romancières. Là où l’une imagine l’amour, l’autre met de la discorde ! Elles se rejoignent cependant sur la mort de Michel Esparon, ou Le Gentilhomme, qui, dans une époque laissant percevoir quelques prémices de l’esclavage, est assassiné par des marrons (5). Elles se rapprochent également sur la situation du troisième mari, épousé en 1686 : Jacques Carré, ou le Commis du Roy, garde magasin du quartier de Saint-Paul pendant quelques années. De ce fait, la vie des époux paraît alors plus aisée – et risquée – car proche du pouvoir. Ainsi, les deux romans les mêlent aux affaires du temps impliquant les pères Bernardin et Camenhen ainsi que les Gouverneurs Drouillard, Vauboulon et Firelin. Enfin, le dernier mariage, en 1696, avec Augustin Panon, ou L’Europe, propriétaire aisé, vivant à La Mare à Sainte-Marie met définitivement Françoise à l’abri du besoin. Dans une époque où l’esclavage est devenu réalité. Mais les deux œuvres diffèrent profondément sur ce point : l’une s’arrête à la fin du XVIIème, le jour du mariage avec l’Europe alors que l’autre nous fait entrer dans le XVIIIème siècle en consacrant encore six chapitres à la longue vie de Françoise avec son mari, ses enfants, petits-enfants et ses esclaves aussi.
La vie de Françoise a donc suivi les mutations de la société bourbonnaise et l’a ancrée plus fortement dans l’île. « Bourbon m’a donné une seconde vie, le droit d’être digne et libre, droit que je n’avais plus en quittant la France. (…) Ici, je fais partie des pionniers qu’on vénère (…) ici, j’ai un passé. J’ai planté mes racines. J’ai contribué à façonner une histoire, à créer un pays. Je suis la Mascarine. » écrit la Françoise de Danièle Dambreville. Ainsi devient-elle l’héroïne d’un roman de fondation. Pour avoir été mariée quatre fois, sa descendance est très nombreuse et compte beaucoup de familles alliées. Ce qui fait d’elle « l’ancêtre de beaucoup de Créoles réunionnais » comme le note Monique Agénor elle-même dans le prologue de L’Aïeule de l’Isle Bourbon. Sans qu’on puisse en faire l’aïeule de tous les Réunionnais bien évidemment vu la diversité des origines du peuplement de notre île !
On devine une personnalité riche soulignée au gré de chaque romancière. Tour à tour femme de courage, d’énergie, montrant des capacités d’adaptation. A la fois légère, réfléchie, opportuniste, belle, sensible, pudique ou sensuelle… On est là dans l’imaginaire ! Alors que pour ce qui est des faits politiques, économiques et sociaux, les deux œuvres s’appuient sur un fonds historique exploité cependant de manière romanesque et personnelle.
Que laissent-elles entrevoir des premiers temps de la société bourbonnaise ?
Certes, les deux romans démarrent une dizaine d’années après le tout premier peuplement pérenne composé de français et malgaches depuis les années 1663/1665 (6). Mais, quand Françoise arrive, la colonie est encore bien jeune. Elle compte autour de cent cinquante habitants, venus principalement d’Europe, de Madagascar ou d’Inde regroupés autour de Saint-Paul, Saint-Denis et Sainte-Suzanne. Les romans montrent donc un pays en construction. Où il y a beaucoup à faire pour ces premiers habitants qui ont « une lourde responsabilité mais également une chance exceptionnelle, celle des pionniers » dit la Françoise de Danièle Dambreville.
Le pays-lui même est à peupler. Pour cela il faut des femmes. C’est ce qui avait motivé l’expédition de Françoise et ses compagnes à Bourbon. Manque de chance pour les colons de l’île, elles ne seront que deux à y arriver, de plus déjà mariées ! Le contexte et la nécessité ont donc fait que toutes les premières femmes présentes dans l’île ont été précieuses. Toutes. Elles ont contribué à construire une société originale, métissée dès le début avec nombre de mariages mixtes, en particulier de colons français avec des femmes malgaches ou Indo-portugaises (7). Si les deux romancières privilégient la souche française en basant leurs œuvres sur l’histoire de Françoise et de ses quatre maris, tous d’origine française, elles esquissent discrètement, en arrière plan, cette société métissée, à travers tel couple mixte ou la figure romanesque et symbolique d’Amande douce, la métisse inventée par Monique Agénor.
Bourbon est également un pays à développer, une terre à travailler. L’île offre de l’eau, du bois, des fruits, du gibier, des poissons… Les premiers habitants se serviront généreusement en abattant « sans discernement » flamants roses, butors, tortues… Mais, les deux romancières montrent surtout, dans les années qui suivent l’arrivée de Françoise à Bourbon, la mise en valeur des concessions par le travail des colons avec la contribution importante de leurs serviteurs, la plupart malgaches. On devine combien l’entreprise pouvait être excitante mais difficile dans un temps où les bateaux étaient rares, les routes à tracer. Un temps où il n’y avait ni écoles, ni hôpitaux. Où les rapports humains n’étaient pas toujours de fraternité, ni d’égalité. Très vite donc, les deux romancières font entrevoir comment on passe en quelques années d’une société embryonnaire, travaillée déjà par des tensions, à une colonie esclavagiste à la fin du XVIIème siècle.
Comment laissent-elles apparaître ces mutations de la société bourbonnaise ?
Elles font voir les prémices de l’esclavage avec l’accentuation des inégalités et des clivages entre colons français et malgaches souvent tenus dans des rôles subalternes. D’où des tensions accrues, un climat d’insécurité lié à des velléités de révoltes et à des marronnages de Noirs, des punitions et assassinats tels celui du gouverneur Fleurimont en 1680 et du deuxième mari de Françoise en 1685, attribués à des marrons. Bref, on constate à la lecture que les rapports humains et sociaux basculent véritablement à cette époque.
Les deux romans montrent une colonie difficile à gouverner, alors qu’on voit s’accroître la population bourbonnaise, plus hétérogène encore avec l’arrivée d’un nombre non négligeable de forbans assagis. Et d’ailleurs qui sont-ils ces colons de Bourbon ? Les romans multiplient les portraits de ces hommes qui, pour la plupart, ont quitté la France pour fuir une condition médiocre ou par ambition. Ce sont des hommes très indépendants, souvent peu cultivés et qui ont les qualités et bien des défauts de l’humanité ! Il y a les valeureux, les courageux et les paresseux, brutaux, incestueux, racistes, alcooliques… Or, « tout en connaissant bien la diversité d’un peuple hétéroclite, cosmopolite, fauteur de troubles, difficile à mener, même un gouverneur aguerri et compétent s’y perdrait » écrit Monique Agénor. A plus forte raison quand ces gouverneurs sont incompétents, autoritaires et qu’ils attisent les factions et œuvrent à leur propre perte tels Fleurimont, Drouillard, Vauboulon, Firelin. Que d’années chaotiques pour une colonie négligée par le Pouvoir royal et la Compagnie des Indes !
Finalement, la société bourbonnaise qui s’élabore n’a pas beaucoup été aidée ! « Nous étions là, contraints et forcés. Notre seule chance peut-être, à l’aube de cette société coloniale nouvelle, eût été d’essayer d’y mettre plus de justice, de sagesse, de tolérance et d’amour. Mais nous n’en étions pas capables. Chacun d’entre nous luttait pour sa survie » écrit Monique Agénor. Et nulle figure charismatique n’a pu alors impulser d’autres choix et éclairer les hommes de ce temps.
Voilà le terrain ayant permis le développement d’une société colonialiste et esclavagiste. « Comme je l’ai dit, écrit Danièle Dambreville, les noirs, qu’ils fussent Cafres, Madécasses, Malaques ou Malabars, furent à l’origine des serviteurs non des esclaves. (…) Pour des motifs d’ordre économique, brutalement, d’homme le noir devint esclave, c’est à dire qu’il était monnayable, interchangeable. Son identité se résumait à la qualité de marchandise qu’il pouvait représenter ». Voilà qui révèle une société de profit qui exploite, humilie, exacerbe les clivages raciaux et condamne les unions mixtes. Alors, se développent le marronnage et la défense de l’ordre colonial par des milices. Aux « bandes armées [qui] descendaient régulièrement sur toutes les parties habitées de l’île ne laissant après eux que ruines et désolation » répondent désormais les chasseurs coupant mains et oreilles des esclaves fugitifs. Ce qui fait dire à Monique Agénor : « Etaient-ils conscients ces colons, que cet état de choses n’était qu’effet de retour (…) la sagesse et un minimum d’humanité nous auraient sauvé la vie, la nôtre, celle de nos enfants et peut-être aussi celle des générations futures ».
Ainsi ces deux romans laissent-ils entrevoir le nouveau et sinistre visage de la colonie à venir. Si, en poursuivant son récit jusqu’en 1727, Danièle Dambreville nous fait pénétrer dans la société de plantation avec la culture du café, en évoquant les rapports de Françoise à ses propres esclaves, elle accentue cependant le tour familial et intimiste du récit fait par Françoise au terme de sa vie. A la même époque, pourtant, les navires négriers débarquent leurs cargaisons d’Africains, le Code Noir institutionnalise les rapports entre maîtres et esclaves et, pour la première fois, Bourbon compte bien plus d’esclaves que d’hommes libres .
On aurait pu inventer un autre modèle de société plus égalitaire et fraternelle… Mais c’est la société que nous ont laissée les premiers habitants de Bourbon. Telle qu’elle apparaît à la lecture de ces deux œuvres intéressantes sur le plan romanesque et historique. Même si le roman du premier peuplement métissé de Bourbon est encore à écrire en cherchant dans les traces ténues et les marges de l’histoire officielle. On peut dire finalement que la société découverte par Françoise Cha(s)telain à son arrivée à Bourbon n’était pas parfaite mais combien plus touchante et moins monstrueuse que l’enfer ouvert de l’esclavage. On aurait pu mieux faire… Mais le miracle est qu’on ait réussi, malgré une histoire aussi douloureuse, à bâtir un vivre ensemble.
Marie-Claude DAVID FONTAINE
- Sur la généalogie controversée de Françoise Cha(s)telain (et les choix orthographiques), voir les travaux et sites spécialisés, dont ceux du C.G.B. D. Dambreville écrit F. Châtelain (p 40) et M. Agénor, F. Chastelain. Voir https://dpr974.wordpress.com/2013/09/11/lodyssee-de-francoise-chastelain/
- 1ère édition des deux romans en 1993. L’Aïeule de l’Isle Bourbon reçoit le Prix des Mascareignes en 1994 et est réédité en 2000. Afin de permettre au lecteur de situer les faits – malgré de petits écarts possibles avec d’autres documents –, nous indiquons les dates données par D. Dambreville.
- Les Français avaient tenté de développer une colonie française à Fort-Dauphin. L’épisode, puisé dans l’histoire, a lieu lors du mariage de plusieurs françaises en août 1674.
- Pour la désignation des maris, nous indiquons d’abord le nom exact (D. Dambreville), puis le nom métaphorique (M. Agenor).
- Ce deuxième mari est donné assassiné par des Noirs marrons selon certains documents. La même hypothèse, reprise par M. Agénor, est formulée prudemment pour le premier mari de Françoise.
- En 1663 l’île accueille deux migrants volontaires français – dont Payen – avec dix malgaches – dont trois femmes –. En 1665 a lieu la colonisation de l’île avec l’arrivée de E. Regnault (premier gouverneur de l’île)et de ses compagnons.
- Outre les quelques françaises présentes à l’époque, la majorité des Français/Européens s’installant à Bourbon à partir de 1665 ont épousé, selon les historiens, des Malgaches, Indiennes, Indo-Portugaises. Le tableau de la page 26 de L’Histoire de La Réunion mentionne 8 Françaises, 15 Malgaches, 12 Indiennes, 2 Indo-Portugaises pour la population féminine de 1668 à 1678. (ouvrage de J-P.Coevoet, P. Eve, A. Jauze. C. Wanquet, ed Hachette)